Ecritures carnassières, Ervé (par Patryck Froissart)
Ecritures carnassières, Ervé, Editions Maurice Nadeau, Coll. A vif, avril 2022, 150 pages, 17 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Dans la droite ligne de cette nouvelle collection A vif dirigée par Adeline Alexandre et Delphine Chaume, les Editions Nadeau publient un ouvrage témoignage rendant compte d’un itinéraire asocial. L’auteur, pseudonyme Ervé, est une de ces ombres de la rue qu’on aperçoit à peine, qu’on croise avec une inattention répétée, dont on oublie ou dont on nie inconsciemment et immédiatement la réalité.
Retiré à sa mère à l’âge de six mois par décision de justice, Ervé enfant passe d’une famille d’accueil à un foyer de la DDASS aux règles de vie monacales, dans le département du Nord économiquement sinistré. Mais dans le temps de l’écriture, Ervé est un SDF (acronyme pour l’anonyme moderne qu’est ce marginal ne pouvant être localisé à une adresse « citoyenne »).
Entre ces deux époques, Ervé traîne une existence chaotique, fracturée.
Soit !
Ces brefs prolégomènes pourraient laisser accroire qu’on nous propose un docufiction (pourquoi diable Larousse classe-t-il ce néologisme barbare dans le genre masculin ?).
Il n’en est rien.
Ervé écrit, Ervé est un poète, un artiste aux multiples talents. Il a sa muse.
« Elle m’a encouragé, toujours, à écrire, dessiner, à coucher sur le papier ce qui m’habite… »
Le texte est constitué de bribes de vie, de courtes scènes n’ayant, et c’est très bien ainsi, entre elles aucune linéarité temporelle, entremêlant séquences heureuses (rares) et malheureuses (fréquentes) de son enfance en foyer, fugues, sanctions, privations, mauvaises fréquentations et belles rencontres (dont celle qui a préludé à un épisode de vie conjugale au cours de quoi sont nées ses deux filles, qu’il nomme « ses deux poumons » et à qui il rend de temps en temps de poignantes et exaltantes visites), errances solitaires commentées (principalement dans les rues de Paris), expériences sociales multiples et expression d’une vision de la société marquée par la lucidité crue que procure le fait d’en être sans que nul n’en atteste, d’être considéré constamment à proprement parler comme évoluant invisiblement « hors » ou plutôt « à côté » de ladite société.
Ervé poète, Ervé témoin.
« […] pour témoigner de la Rue, de sa violence, de ses excès, des peines et des joies, des colères insaisissables et des trop rares petits instants de grâce ».
La puissance, immédiate, de l’expression réside, non pas en le résultat d’un labeur délibéré et répété sur le langage, mais en sa spontanéité et en son caractère intact, indemne de retouches.
« Ecrire mais ne pas se relire trop. Quitte à y laisser des bleus ».
Oui, l’écriture d’Ervé est naturellement poétique. Elle coule de cœur, de bouche, de source, tantôt comme une de ces sources gazouillant dans la sérénité chatoyante d’un retrait de verdure, mais le plus souvent comme l’un de ces geysers jaillissant écumeux des sombres tréfonds d’un gouffre avec des grondements rageurs, et parfois aussi comme l’écume triste et froide d’une drache sur un canal de ce département du Nord où se sont cahotées son enfance et son adolescence.
« J’ai un tomahawk sur le cœur.
Je fais déborder la Seine à chacun de mes passages sur ses rives, rebords ou quais. Quand je sanglote, Paris croit qu’il pleut ».
Jusqu’au réalisme glaçant d’un constat définitif :
« […} D’aucuns pensent que vivre à la rue est une forme de liberté. Liberté d’y crever surtout. Il faut avoir du cuir ou une carapace en lieu et place de peau pour supporter cette vie de merde. Mais je ne me plains pas. Je suis quasi né dans la rue. Ça doit me coller aux basques ».
Ecritures carnassières est publié. Sa lecture serre le cœur. Mais qu’on ne s’y méprenne pas : le dessein d’Ervé n’est absolument pas d’inspirer compassion. Il est ce qu’il est, point.
Après en avoir signé le bon à tirer, après en avoir signé le contrat d’édition avec Nadeau, le poète est reparti anonyme, chez lui, dans la rue.
Il a dit.
Patryck Froissart
Ervé vit dans la rue. Et celle-ci l’habite. Il traîne avec lui le fardeau d’une mal enfance et, entre colère, tristesse et mélancolie, il écrit. Ecritures carnassières est sa première publication (note biographique de l’éditeur).
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