Ecrit dans le noir, Essais sur la littérature, Michel Schneider
Ecrit dans le noir, Essais sur la littérature, septembre 2017, 348 pages, 22 €
Ecrivain(s): Michel Schneider Edition: Buchet-Chastel
Lire Michel Schneider c’est d’emblée entrer dans les arcanes du langage et la réflexion sur la littérature et les écrivains. Depuis Voleur de mots qui m’avait déjà subjuguée, il y a une vingtaine d’années, c’est toujours avec délectation que j’approche un nouveau livre de Schneider. Mêlant littérature et psychanalyse, chacun de ses essais est une plongée au cœur de la chose littéraire, ses affres et ses tourments, à lui comme à tant d’écrivains qu’il convoque dans ces essais et ailleurs.
Ecrit dans le noir s’ouvre sur une dédicace à Jean Starobinsky et se clôt sur un essai dédié à celui qu’il admire et qui, dit-il, lui a appris à apprendre. Vibrant hommage pour signifier la redevance et l’amitié. L’ouvrage compte treize essais tous passionnants, consacrés plus ou moins, ensemble et en particulier à Henry James, F. Kafka, Elias Canetti, Musil, Flaubert, Baudelaire, Melville, Colette, Platon, Malraux, Châteaubriant, V. Hugo et Starobinsky.
« Nous travaillons dans les ténèbres, nous faisons ce que nous pouvons, nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion et notre passion est notre devoir. Le reste est la folie de l’art ». Il n’est pas étranger que cette citation de Henry James soit mise en exergue de la quatrième de couverture, tant il me paraît – à lire les apartés de l’essayiste sur sa propre relation à l’écriture – que ces mots font écho à l’auteur qui se penche sur ce questionnement lié à l’écriture en particulier et à la littérature en général.
Premier essai placé en tête d’ouvrage, consacré à la nouvelle de Henry James justement, intitulée La maison natale, convoque tour à tour Kafka et Flaubert. Cette nouvelle qui met en scène un personnage écrivant la fausse bio d’un écrivain, et ravit le public, questionne alors l’existence de ce même écrivain, ce à quoi H. James rétorque : « l’œuvre est la chose, laissons l’auteur tranquille […] il n’y a aucun auteur… il faut nous y faire. Il y a tous les personnages immortels dans l’œuvre. Mais il n’y a personne d’autre ».
Fétichisation et fascination de l’écrivain que Flaubert avait également, lui qui adorait visiter les maisons d’écrivains, nous rappelle M. Schneider, afin de frôler le fantôme de Châteaubriand ou Voltaire. Moyen de se construire une identité d’écrivain ?
Mais que sont les maisons d’écrivains ? La vérité d’un auteur n’est pas dans les lieux qu’il a habités ni où il a vécu, elle est dans ses livres, sous la forme de mensonges, conclut l’essayiste.
Qu’est-ce qu’un écrivain sinon « un sans domicile fixe, perdu dans l’abstraction d’une chose qui ne matérialise que sa propre absence ? » Ce lieu où l’écrivain écrit est physiquement introuvable.
Et puis, « les écrivains ont deux vies, celle où vous les croisez dans la rue, […] l’autre dans leurs livres, où […] ils vous disent qu’ils ont été ». Quelle est la demeure de l’écrivain sinon dans le noir, ce « nulle part de la langue où on loge à la nuit ».
L’essai magnifique consacré à Kafka intitulé Le cri de la souris revient sur la maladie de gorge de Kafka qui l’empêchait de parler et l’obligea les derniers jours de sa vie à communiquer par écrit uniquement. Ses derniers « petits » papiers portent exclusivement sur les fleurs, et Schneider dit : « est-ce là cette frivolité des mourants » dont parlait Proust ou bien un dernier regard vers ce qui compte finalement : la beauté enclose dans les fleurs ? ». L’agonie de Kafka, ses derniers regrets « il aurait aimé vivre ». On ne peut vivre que lorsqu’on ne le peut plus. On ne sait écrire que quand la plume vous glisse entre les doigts. « Ecrire et aimer ne font pas bon ménage, mais écrire et mourir ? » Profonde est la connivence, chez Kafka, entre mourir et écrire. « Les derniers temps de sa vie, l’écrivain s’était transformé en souris muette comme Gregor Samsa en cloporte géant ».
Dans l’essai intitulé La langue sauvée, l’auteur rappelle l’œuvre majeure de Elias Canetti qui n’est certainement pas datée et qu’il convient de relire, « peut-être aussi parce que son temps d’avant-guerre et la montée des totalitarismes ne peuvent pas ne pas être évoqués par notre angoisse de ces temps-ci et oublier l’horreur actuelle en train de se faire jour ». Canetti a grandi au milieu de plusieurs langues : « je rêve d’un homme qui aurait désappris la langue de la terre jusqu’à ce qu’il ne puisse plus comprendre dans aucun pays ce qui s’y dit » (Canetti, Voix de Marrakech).
Roman illisible, L’Homme sans qualités de Musil ne l’est que parce qu’il ne peut se lire qu’en s’écrivant, fragments, essais, hors genre typique de l’esthétique romantique allemande, « l’échec de Musil est l’échec même de l’entreprise littéraire », Schneider y analyse l’œuvre du grand écrivain en poussant la métaphore de l’entreprise littéraire dans cette histoire incestueuse entre un frère et une sœur, union impossible comme le serait l’écriture du livre. Désir amoureux et désir d’écrire, tous deux inaccessibles et mis sur un même plan. L’œuvre de Musil demeurerait de ce point de vue ce que Blanchot appelait le livre à venir, un « livre toujours en avance sur lui-même ».
Dans une analyse psychanalytique, Schneider envisage le rapport de Flaubert à l’écriture et aux femmes, « écrire, ce sera pour lui [Flaubert], chercher dans le corps des femmes ce qu’il y avait dans le mot “femme” mais surtout y évoque la folie d’écrire de Flaubert qui n’a jamais appartenu ni aux femmes ni à ses lecteurs et n’a jamais parlé qu’au papier »…
Avec Baudelaire, il examine l’absolu de la littérature, et envisage de réfléchir à la manière dont les grands auteurs « plagient » ou s’approprient l’œuvre des autres. Pour Baudelaire et sans complexe on sait combien E. Poe a été cet auteur américain dont la découverte lui avait été une véritable révélation au point qu’il semblait se fondre dans ses propos. Problématique qui renvoie à celle qu’ont tous les écrivains à se défaire de leurs maîtres. « Alors on les démarque, on les cite, et on oublie qu’on les cite ». De la nécessité quand on écrit de trouver des maîtres et des voix qui résonnent en soi pour mieux trouver la sienne tout en se détachant d’elles rapidement, « si vous ne le faites pas, vous n’avez le choix qu’entre plagiat et silence ».
La très longue et passionnante analyse consacrée à Melville interroge la nouvelle et son personnage complexe Bartleby. « Histoire d’un silence, Bartleby incarne un monde non soumis à la loi du langage ». De même que l’analyste se doit de descendre avec l’autre dans son enfer, pour l’aider, de même, le lecteur lisant cette nouvelle, au bord de la folie de ce personnage, plonge dans l’angoissante sensation qui imprègne tout le texte. Bartleby parle pour se taire, c’est « un silence en-deçà du silence », et il serait plus facile pour le lecteur de croire que Bartleby refuse de parler, mais en réalité, il dit qu’il ne préférerait ne pas. « Silence de fou qui toujours nous affronte à ce que parler veut dire ». « Bartleby est l’écho d’un silence minéral ». Ce silence où Freud voyait la pulsion de mort. Il ne se tait pas, il dit le Rien, mais quel que soit son désir, ce faisant il est déjà pris dans le piège de la parole, « le double lien du jeu social du langage ». Ecrire est-il une folie interroge Schneider alors. Ecrit-on pour ne pas devenir fou ? Dissoudre l’anxiété, Kafka, Sartre, Dumas, Nerval convoqués pour attester cette idée, et Bartleby, œuvre qui a sauvé Melville de la folie, « ultime relance de sa lutte contre l’ombre et le silence des lettres mortes en lui ». Mais Bartleby n’est pas écrivain, simplement copiste, non pas writer mais re-writer, gratte papier… « C’est sur sa peau que Bartleby écrit sans trêve sous la dictée de l’Autre ».
Entre névrose et psychose, de la première on peut sortir par la cure, grâce à la parole, de la seconde, « par l’amour, l’écriture, la poésie, l’art, l’action ». Bartleby ne meurt pas de ne pas avoir eu les mots mais de « l’absence d’écart entre le mot et lui-même, entre le mot et le corps ». Ecrire pour ne pas laisser le dernier mot à la mort, nous dit Schneider.
Mais est-ce qu’écrire enlève la vie ? s’interroge encore Schneider convoquant en les opposant Colette et Proust. Faut-il choisir écrire plutôt qu’aimer ? « Peu d’écrivains furent réellement plus différents. Peu d’écrivains plus secrètement proches » avec pour affinités dans leurs livres : la sexualité et l’écriture. Deux êtres qui se sont croisés, ignorés, admirés, fâchés, réconciliés, trahis. Colette qui n’aime pas Proust mais qui l’évoque souvent dans des portraits parfois cruels (cf. Claudine en ménage) ». « Colette aime aimer quant Proust lui se sert de la littérature pour ne pas aimer ».
Deux écritures du désir où se mêlent l’amour, la jalousie, la guerre des sexes, la guerre entre amants de même sexe, deux écritures cependant portées par deux êtres pas si différents, l’un asexuel par défense de son homosexualité, l’autre pleinement féminin et sensuel assumant sa bissexualité, deux êtres, deux écritures dans une fraternité sexuelle sans sexe, une sorte de sororité inavouable… Deux êtres ayant utilisé le temps comme support à leur questionnement sur l’écriture. « Il y aurait deux façons de perdre son temps, le temps de vivre que l’on sacrifie dans l’écriture, et le temps d’écrire que l’on gaspille à seulement vivre ». Mais ce qui les rapproche le plus peut-être c’est la « tentation du passé ».
Refuser la vie pour écrire, écrire pour repousser la mort aussi, pourtant « aimer donne à écrire » dit Proust parlant d’Albertine. Vivre et écrire ensemble pousse l’écrivain à s’interroger à parfois rejeter l’écriture ou la vie ? « Peut-on être écrivain sans avoir traversé jamais un refus de l’écriture ? Une haine du papier ». « Colette m’a délivré de cette peur de passer à côté de la vie » nous confie Michel Schneider.
« Ne voit-on pas qu’on écrit toujours à contre-corps, à corps défendant, à corps perdu ! et comme Shahrazade pour se défendre du temps et retarder la fin. Le langage ne naît-il pas dans la bouche, « la bouche est non seulement le lieu de formation matérielle du langage mais son origine même ». Invoquant Platon (son Cratyle), l’idée que le mot mime la chose, et Biély (Glossolalie), recourant à l’isomorphisme du contenu et de l’expression dans les mots ; par exemple « asthme » renvoyant à l’onomatopée imitant le bruit de respiration interrompue, Schneider explique qu’il faudrait pouvoir oublier qu’on parle avec cet organe, ses creux, sa voûte, ses arrondis, ses humeurs et son souffle, ce lieu premier de la parole, un trou dans le corps. « La parole, une mère crachée. Ce n’est que quand le corps manque qu’on parle ».
Ecrire pour exister ou pour ne pas être oublié…
La célébrité revient aux œuvres du présent et la postérité à celles de l’avenir. L’auteur du Musée Imaginaire qui a tant œuvré pour la conservation des œuvres du passé est pourtant un auteur injustement oublié, alors que tant d’autres ont eu une reconnaissance qu’on a déjà oubliée. Qui se souvient des auteurs des premiers Goncourt ?
Pourquoi tout écrivain veut-il devenir célèbre ?
Sur ce champ de bataille qu’est la littérature, où les rivalités sont féroces, la postérité est le résultat d’une hécatombe nous dit l’auteur. La durée des écrits ? Des années sous forme de manuscrits, imprimés quelques semaines, mis en librairie pendant un mois, puis trois ans dans une cave d’éditeur avant d’être pilonné… Qu’est-ce qui fait la célébrité et la durée dans ce temps d’une œuvre ? Qu’est-ce que la célébrité et à quoi sert-elle ? « Les génies, au risque de déplaire, annoncent une langue que personne ne parle encore ». Et la postérité ? Pour Diderot, l’artiste la recherche ; pour Falconet, le souci de postérité n’existe pas. « A travers la question de la postérité, c’est celle de la réception des œuvres qui est posée ». En définitive, ce qui reste d’un écrivain c’est son style, sa voix singulière, sa façon d’écrire et non le contenu de ses livres. Malraux l’avait compris. « Les grands écrivains, a fortiori les génies, ne sont pas de leur temps. En retard ou en avance sur lui. Pour durer il faut être inactuel ». La célébrité servirait à ne pas mourir ou plutôt à croire qu’on ne mourra pas. Ce qui reste de Malraux : cette folie d’écrire.
Une autre façon d’être à l’écriture et à son silence passe par la musique. « Dans son œuvre, consacrée au sens, au lisible et au visible, aux mots sous les mots », Starobinsky n’a cessé de rapprocher la littérature et la musique et comme pour la musique, le grand écrivain considérait que tel un chef d’orchestre, l’écrivain doit disparaître dans son œuvre. Dans cet essai, Schneider trace un portrait lumineux de l’écrivain en musicien secret.
La vie de Châteaubriand et surtout sa naissance auront marqué le grand auteur, écrivant pendant vingt ans le même dernier livre, lui né presque mort n’aura fait qu’écrire la ruine, le déclin, les cendres, faisant son ouvrage non comme une robe (Proust) mais dans la pierre. Son dernier livre, La Vie de Rancé, « une pierre froide comme venue d’un désastre ».
Qu’est-ce qu’une vie d’écrivain ? Une vie de fantôme, une vie de papier… Ecrire, même dans le noir, « pour ne pas laisser aux douleurs de la vie le dernier mot ».
Le dernier essai convoque Victor Hugo : « Nous n’avons que le choix du noir ». Le Noir, pour dire ce qu’on ne comprend pas, pour l’énigme, le mystère, « trou noir », « matière noire », ciel noir, corps noir… le noir, absence de lumière. « Par leur regard sur ce qu’ils ne voient pas mais donnent à voir, poètes et romanciers inventent ce qui est ».
Marie Josée Desvignes
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