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Ecrire, c’est tuant !

Ecrit par Marc Ossorguine 05.06.14 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Ecrire, c’est tuant !

 

Ecrire. Comme des milliers d’autres, ils en rêvent. Ecrire et pouvoir ne faire que ça. Pouvoir répondre à la question du pourquoi on écrit par cette réponse lapidaire de Beckett, « bon qu’à ça ». Ecrire. Oui mais quoi ? Et à quoi bon ? Des milliers de livres publiés chaque année. Et pour un publié, combien de recalés, de refusés… Et dans ceux qui arrivent dans les librairies, combien oubliés, inaperçus qui partent au pilon avant peu ?

Certains tentent aujourd’hui leur chance sur internet. Leur chance ! Pour mettre leurs phrases et leurs lignes en ligne, c’est d’une facilité ! Et puis… Et puis rien.

Rien parce qu’au delà de la pulsion il y a la chute. Parce qu’au delà du mirage il y a le sable, jusqu’au bout des horizons les plus improbables.

Jaloux de ceux qui publient et qui vendent, de ceux qu’on voit dans les foires et salons du livre, qu’on questionne sur leur métier avec les mêmes et sempiternelles questions. Envieux de ceux qui répondent jour après jour à des curieux qui, la plupart du temps, ne les ont même pas lus, ou les ont lus en les prenant pour d’autres. N’empêche, ils signent leurs livres, eux. Des vrais livres. Pleins de pages imprimées, avec une couverture et un prix de vente, avec TVA et code barre, dépôt légal et tout. Jaloux et admiratifs, ils ne veulent même pas leur parler, ni se faire dédicacer quoi que ce soit. En fait, ils n’osent pas. Il faudrait leur parler à ces auteurs, et ils ne sauraient pas quoi leur dire. Peur de ne savoir dire que des choses sinistrement banales.

Ecrire. D’accord. Ecrire quoi ? Ecrire sur quoi ? Sur soi ? Guère d’intérêt. Sur leur travail ? Encore pire. De la fiction ou un essai ? Du polar ? Des nouvelles ? Du théâtre ou de la poésie ? Des livres pour enfants ? Que peut-on bien écrire quand on n’est même pas sûr d’avoir quoi que ce soit à écrire ? Des fois ils sont même convaincus du contraire, de n’avoir rien à dire, rien à écrire. Rien.

Entendons-nous bien, avoir besoin d’écrire, ou même simplement envie d’écrire, ça ne veut pas dire qu’on a envie ou besoin d’écrire quelque chose de particulier. Surtout que personne ne vous demande rien. Rien du tout. Et surtout pas d’écrire. De perdre votre temps à écrire.

Ils étaient deux, je commence par eux.

La dépression les guette. Le cynisme et les sentiments d’autodérision et d’imposture, eux, ont déjà planté leurs tentes au pied de leurs immeubles. Le spleen a hissé son drapeau noir au milieu de leur vie. Il pend lamentablement à mi-chemin du mat. Ils en sont là et se rencontrent autour d’une table, dans une librairie. Accrochés par le même livre, ils échangent quelques mots. Lapidaires et gênés. Un mot entraîne l’autre et petit à petit des phrases s’échangent, sur d’autres livres qu’ils ont lus, ou pas. Ils se parlent et sentent qu’ils sont un peu pareils, même si rien dans leur allure ne semble l’indiquer. Sans le savoir, sans se le dire, ils ont compris que l’autre aussi… Pareil ! Même rapport toujours frustrant et frustré aux mots, au monde de la littérature et de l’écriture. Mais de ça on ne peut pas parler comme ça, à quelqu’un qui n’est qu’un inconnu, même s’il semble déjà si familier.

Au hasard des librairies, toujours des petites et des indépendantes, jamais les grosses aux allures de supermarché où s’empilent les best-sellers ou les « coups » de la rentrée, ils se croisent. Sur une foire aux livres, autour de la caisse d’un bouquiniste un brin arnaqueur… Au fil des mois les phrases s’allongent. Cela ressemble bientôt à des discussions. Puis un jour où le temps s’y prête, la discussion se poursuit à la terrasse d’un café.

Les choses se disent. Chacun dévoile un peu. Semaine après semaine, cela glisse vers un certaine complicité. Complicité de deux écriveurs qui rêvent de devenir un jour écrivains. Même modestes. Même obscurs. Même maudits. Ne plus être rien. Un rien parmi tous ces autres riens qui semblent se contenter de n’être que ça. Ils ne veulent pas parler aux écrivains qu’ils croisent sur des stands, qu’ils disent. Pourquoi ? En fait ils le peuvent de moins en moins, de plus en plus retenus par cette jalousie inavouée et inavouable qu’ils partagent et qui s’est du coup multipliée par deux. Le sentiment de n’être rien, partagé et multiplié, est devenu la peur d’être moins que rien. Encore moins même que ceux qui, au moins, osent parler aux auteurs, même pour dire des banalités et obtenir des dédicaces standard creuses et impersonnelles. Moins que ça. Même pas ça.

Ils se sont trouvés et n’ont pas besoin de s’avouer que… Ils le savent. Ils le sentent. Solidaires dans leurs rêves et leurs peurs. Ils n’en sont pas à se montrer leurs essais. Pas encore. Sans doute jamais. Voilà que l’idée de se soutenir dans le projet de l’écriture, moitié blague, moitié défi, s’affirme petit à petit. Oui mais pour écrire quoi ? Ecrire sur quoi ? On ne peut écrire bien que sur ce qu’on a vécu, connu, finissent-ils par se convaincre. Mais qu’a-t-on vécu ? Qu’a-t-on vécu qui pourrait donner matière ?… Les voilà chacun sur la case départ. Toujours la même. Ils ont beau lancer et relancer le dé de leurs vies et de leurs idées, le 6 ne sort jamais.

S’il n’y a pas la vie, peut-être que du côté des genres reconnus, avec leurs ficelles, leurs règles et leurs archétypes… Pourquoi pas un polar ? Un roman noir ? Il y a un public pour ça. Des éditeurs qui ne font même que ça. Et puis, les exigences du polar ne leur semblent pas aussi difficiles à satisfaire que celles du grand roman, de la nouvelle à l’américaine ou du roman historique. En plus, dans une de leurs librairies préférées, le rayon polar est un de ceux qui tournent le mieux, c’est le libraire qui le leur a confié il y a quelques semaines. Il les a même invités à venir rencontrer l’auteur de polar italien qu’il a invité pour la fin du mois. Un auteur dont les traductions se vendent à près de 100.000 exemplaires. Mieux que dans son pays d’origine. Oui. Un polar. Chiche !

OK. Un polar… Mais dans quel cadre ? Avec quel point de départ ? Les voilà revenus sur la case départ avec le 6 qui ne sort jamais. A moins que ce ne soit la case prison. A force de tourner et retourner la chose, l’idée qu’on ne peut bien écrire que sur ce qu’on connaît, sur ce qu’on a vécu, revient. Le polar à inventer il faut le vivre, d’abord. Après, il n’y aura qu’à raconter en faisant un peu attention au style. Un style qui peut être assez libre et relâché dans ce genre. Ça peut même passer pour une qualité. Ils se convainquent mutuellement. S’encouragent.

Voilà l’idée qui mûrit et s’impose sans effort. Sans possibilité de la fuir non plus. Un auteur de polar tué, ou plutôt assassiné par des lecteurs insatisfaits. Ou par un autre auteur, jaloux. Ou autre chose. Justement cet auteur italien, celui qui doit bientôt venir… Si on le supprimait ? Voilà un bon début de polar : l’auteur invité n’arrive jamais à la conférence qu’il devait donner. On le retrouve dans son hôtel, ou à quelques rues de la librairie qui l’a invité… Oui, mais comment savoir où l’atteindre ?

La chance est de leur côté : en traînant dans la librairie ils ont entendu une discussion. Le libraire discute avec un habitué étonné de la venue de l’écrivain, connu pour sa discrétion. C’est en fait un ami de longue date du libraire. Celui-ci est parvenu à le convaincre et l’auteur a accepté de venir, plus par amitié que pour une promotion dont il n’a pas vraiment besoin. Il ne veut par ailleurs ni publicité, ni presse, ni photos. Caprice ou coquetterie d’auteur ? Attachement à une vie d’autant plus libre qu’elle est discrète, plutôt, explique le libraire. Dans la suite de la conversation, le nom de l’hôtel a été lâché ! Il arrivera la veille de la soirée prévue, profitant pour visiter la ville qu’il ne connaît pas. Il aime explorer la ville, y déambuler sans fin, dans la journée, mais surtout aux petites heures de la nuit, à l’écart des rues et avenues fréquentées. Il trouve là le décor de ses prochains récits. Tout cela semble servi sur un plateau. Ils vont pouvoir lui offrir plus qu’un décor. Ils vont y jouer une action simple, directe, efficace, bien noire. Mais ce n’est pas lui qui pourra la raconter, la mettre en mots. Non. C’est eux qui le feront. Après.

La première partie de leur polar est un peu décevante. Tout semble trop facile. Il y a à peine de quoi remplir trois pages. Dix en tirant vraiment à la ligne. Il leur faudra mieux se renseigner sur sa vie, donner de l’épaisseur au personnage. Peut-être jouer sur les points de vue avec des narrateurs différents. Dans leurs discussions passionnées et un peu paniquées, ils évoquent ce vieux film de Kubrick qu’ils ont découvert ensemble. Une histoire de meurtre et de course de chevaux, une arnaque soigneusement montée et le récit qui se répète en changeant de point de vue, révélant à chaque fois autre chose. Comme au cinoche, il leur faut envisager et prévoir un sérieux travail de postproduction. En attendant le « tournage » est pour après-demain…

C’est le grand soir. L’heure d’arrivée leur est inconnue, mais pas l’hôtel. Les habitudes sont les habitudes. Ils en ont retrouvé plusieurs fois le récit sur internet, repris à l’envi. Ils sont sûr qu’il ira faire un tour en ville le soir même de son arrivée. Les voilà en planque dans une brasserie qui fait aussi bar où la vue sur l’entrée de l’hôtel est bonne. Satisfaisante, plutôt. Dommage que l’éclairage public soit mal placé. Il y a des ombres inopportunes, mais ça devrait aller. De toute façon, à part se planter en face de l’hôtel en pleine rue, il n’y a pas vraiment d’autre possibilité. Ils sont confiants. Passablement excités aussi. Mais ils savent n’en rien laisser paraître. Pas plus suspects que n’importe quel autre client de la brasserie. Le temps passe. Ils sentent qu’ils occupent la table depuis un peu trop longtemps pour ne pas commencer à se faire remarquer. A y être, autant manger. Juste faire attention à ne pas trop picoler pour être au top le moment venu.

La planque est bonne, la plupart des clients qui sortent de l’hôtel passent dans la lumière de la brasserie, juste de l’autre côté de la vitre. A moins de deux mètres de leur table. Un couple dont l’homme ne ressemble pas du tout à la photo, même s’il semble avoir le même âge, dans les 35 ans, parle tout seul avec son portable. Un trio de quinquagénaires fringués cadres cools qui a dû participer à une quelconque journée d’étude. Deux parlent en s’arrêtant tous les 10 mètres, une discussion très animée, le troisième a du mal à réprimer ses bâillements et son ennui. Un vieil homme aux cheveux tout blancs et à la barbe distinguée est déposé par un taxi alors qu’ils attaquent leur entrée. Presque personne le temps du plat principal, si ce n’est un autre couple de quadras avec leur fille d’une quinzaine d’années. Quelques autres. Il n’y a pas grand monde en cette saison.

Arrivé au café, ils ne l’ont toujours pas repéré. Un deuxième café. Un pousse-café. Ils entrevoient le vieux avec ses cheveux tout blancs qui ressort, l’air pas pressé. Leur attention commence à flancher. Un troisième café. Un demi. C’est l’heure de fermeture. Les voilà à la rue. L’inquiétude commence à prendre le pas sur l’excitation et sur la confiance. Où se poser ? En plus, voilà que passe au ralenti un véhicule de la police municipale, juste dans cette rue. Juste devant eux. Au ralenti ! Le plus sage est de repartir chacun chez soi. Demain soir, il y a la rencontre à la librairie. Après la rencontre, il ne pourront pas le rater. Impossible. Il n’y aura qu’à le suivre, et puis…

La table avec les polars, justement, a été repoussée sur le côté. Des chaises ont pris la place. Une table avec un micro semble attendre. Ils ne voient l’auteur nulle part. Ils sont sans doute arrivés un peu trop en avance. Petit à petit les habitués arrivent. On s’installe. Ils ne voient toujours pas l’auteur. Les organisateurs n’ont pourtant pas l’air de s’inquiéter, à cinq minutes de l’heure de début prévue. Ils discutent entre eux, avec certains clients. Poignées de main. Sourires. Embrassades. Quelques éclats de rire. Un silence qui se fait petit à petit, alors qu’il ne reste quasiment aucune place. L’auteur n’est toujours pas là. Le libraire fait son petit discours d’accueil… présente le traducteur, l’éditeur français… Pourquoi pas commencer par eux. Et où est l’auteur ? Puis il présente l’auteur. Qui répond quelques mots français avec un fort accent italien. L’auteur !…

Ils se regardent, un homme d’une soixantaine d’années parle un peu en français et un peu dans sa langue quand il ne trouve pas ses mots. Le traducteur traduit. Eux, ils ne comprennent rien. Ils n’entendent rien. Ce n’est pas possible, cet homme revendique une soixantaine bien tassée, des cheveux très blancs, une barbe taillée court et toute aussi blanche. Cela ne correspond pas du tout. Ou plutôt cela correspond trop bien : celui-là ils l’ont vu arriver en taxi et puis ressortir alors que le pousse-café commençait à leur brouiller les idées. Mais ça ne colle pas avec la photo. Avec les photos. Il y a eu changement de personne. Imposture. Une voisine, une dame qui a dû être institutrice ou prof de lettres, a à la main un exemplaire du dernier titre de l’auteur. Ils demandent à pouvoir le regarder discrètement. Ils vérifient en faisant semblant de lire la quatrième de couverture. La photo de l’auteur… Un jeune homme souriant d’un trentaine d’années… Comme sur toutes les images de lui qu’ils ont pu trouver sur internet d’ailleurs. Comment auraient-ils pu le reconnaître ? Et pourtant, même sourire en coin, même regard un peu fatigué… Revenus de leur surprise, ils réalisent qu’il y a la dame qui leur réclame discrètement son livre. Encore un peu abasourdis, ils le lui rendent. Un regard leur suffit. Ils se sont compris. La rencontre se termine avec un indigent pot de l’amitié. Ils sont sortis et guettent. Voilà qu’enfin c’est fini. Un groupe sort. Ils sont sept. Non, huit. Tout en parlant ils se dirigent vers le restaurant un peu plus haut de l’autre côté de la rue. Trop nombreux. Rue trop fréquentée. L’auteur tire derrière lui une petite valise à roulettes. Visiblement il partira directement du restaurant pour la gare ou l’aéroport. Pas à pied, c’est trop loin.

Découragés, ils se regardent. Sans un mot. Au fond de la poche, pas loin de l’arme qui devait leur permettre d’écrire leur scénario, un papier froissé qui présente le programme de la soirée. Ils s’apprêtent à le jeter quand ils voient… au dos du flyer, comme on dit aujourd’hui… encadrée d’un double trait… la date de la prochaine rencontre avec un auteur… le mois prochain… Ils découvrent ensemble cette nouvelle possibilité… Encore un auteur de polars. Bien plus connu que cet italien minable et poseur… Avec un auteur comme celui-là, ils pourront tirer au moins à 200.000 !

 

Marc Ossorguine


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Domaines de prédilection : littérature espagnole (et hispanophone, notamment Argentine) et catalane, littératures d'Europe centrale (surtout tchèque et hongroise), Suisse, littératures caraïbéennes, littératures scandinaves et parfois extrême orient (Japon, Corée, Chine) - en général les littératures non-francophone (avec exception pour la Suisse)

Genres et/ou formes : roman, poésie, théâtre, nouvelles, noir et polar... et les inclassables!

Maisons d'édition plus particulièrement suivies : La Contre Allée, Quidam, Métailié, Agone, L'Age d'homme, Zulma, Viviane Hamy - dans l'ensemble, très curieux du travail des "petits" éditeurs

 

Né la même année que la Ve République, et impliqué depuis plus de vingt ans dans le travail social et la formation, j'écris assez régulièrement pour des revues professionnelles mais je n'ai jamais renié mes passions premières, la musique (classique et jazz surtout) et les livres et la langue, les langues. Les livres envahissent ma maison chaque jour un peu plus et le monde entier y est bienvenu, que ce soit sous la forme de romans, de poésies, de théâtre, d'essais, de BD… traduits ou en V.O., en français, en anglais, en espagnol ou en catalan… Mon plaisir depuis quelques temps, est de les partager au travers de blogs et de groupes de lecture.

Blog : filsdelectures.fr