Duende, Jean de Breyne (par Marc Wetzel)
Duende, Jean de Breyne, Propos Deux éditions, avril 2021, 158 pages, 14 €
Il existe peu de poètes de la timidité, de la réserve psycho-sociale, puisque la timidité est avant tout une hantise de se montrer trop expressif, alors qu’une ardeur poétique craint de ne l’être jamais assez. Et Jean de Breyne (né en 1943) est un poète de la timidité :
« J’attends ce moment de dire
C’est dans la phrase
Il faut l’entendre
Cela n’est jamais facile
Cependant dite » (p.124)
Il existe, de même, peu de poètes du maintien, de la correction posturale, de la juste appréhension par un corps de ce qu’il lui convient de goûter ou éviter, car la même voix qui, dans le maintien, contrôle la tenue d’un corps entre les autres, donne corps (dans la poésie) à l’entre-tenue des mots. « Vous avez raison tous deux » s’empresse de dire Mr Jourdain aux maîtres à danser et de musique qui logiquement s’empoignent. Notre poète est pourtant un poète du maintien :
« Comme ça,
Est-ce bien ?
Est-ce suffisant ? » (p.119)
Enfin, il y a très peu (sauf ironiquement) de poètes du scrupule (de l’abstention par délicatesse de conscience) parce que l’imagination poétique ne pourrait – comme le vent – cesser d’avancer sans se dissiper, et donc s’abstenir sans trahir. De Breyne est poète du scrupule (et de la procrastination polie) :
« Nous cherchons des heures
Dans
Notre temps
Ce temps que nous avons
– ce fameux temps » (p.106)
La singularité forte, ancienne (mais toujours énigmatique) de Jean de Breyne est donc qu’il conjugue, obsessionnellement, ces trois registres (de timidité, maintien et scrupule) ; et que son chant, paradoxalement, semble s’en relever toujours, et même y trouver appui, comme ici :
« c’est qu’après demain
n’est pas demain, demain
attendu. Personne ne sait
sauf je. (…)
des mots et des faits
ôtent les doutes, aussi
les tenir comme dits.
ainsi ce brouillard dans la plaine
et au-dessus, un rivage et une mer,
alors créer demain :
quelle timidité ne l’osait ?
propension à ne pas bousculer,
ne pas être trop d’être
qui fait être cet être » (p.85)
J’ai rencontré, de loin en loin, cet auteur ; l’homme, pourtant disponible et clair, m’a toujours échappé ! Ses multiples activités (de photographe, de galériste, d’animateur-conférencier) compliquent – à son grand regret ! – le poète déjà troublant et peu saisissable qu’il est. Oui, sa poésie est comme une gymnastique verbale de la présence juste, mais… menée par un photographe ; oui, ce poète est un redresseur (itinérant et bénévole) de présence, mais comme galériste, il n’impose à l’art d’autrui que de pouvoir l’exposer ! Enfin, ce poète est un goûteur d’immédiatetés, un manieur zélé de « survenances », mais ce microsociologue de la simple occupation de vivre n’observe (en conférencier, en lecteur public, en maïeuticien de la justesse qu’il est toujours par ailleurs) que ce qu’il en confie ! Comment, par exemple, comprendre autrement que dans cette redoutable complexité (son écheveau de déontologies croisées) l’improbable et solennel aveu suivant :
« Moi, j’entends ce que j’entends, je fais répéter
la phrase qui engendre le futur, l’œuvre
collective, afin que nous avancions dans l’œuvre,
il ne m’est plus question d’échec depuis longtemps,
depuis longtemps j’ai travaillé à supprimer l’échec… » (p.147)
Parce que la chance n’est pas une réussite, son absence n’est pas un échec. Comme parole qui se ferait favorable à la vie, la poésie n’est qu’une magie – une magie qui flâne, qui produit la chance par son chant des survenances : saynètes qu’il suffit de formuler et faire résonner pour aider (comme dit Comte-Sponville) « le tout-venant du destin » à se faire « favorable »… Par exemple :
« Tout simplement embrasser la femme du train
qui parle fort et va encore plus loin
dans le voyage que tout voyageur » (p.149)
Et, s’il est partout et toujours « des forces qui ne laissent rien percevoir » (p.40), il y a des œuvres poétiques pour les intercepter et faire naître un monde en faisant simplement répéter après elles :
« regardez comme la lèvre danse,
à la recherche du mot et
à la prononciation du mot
Ensuite c’est le mot
qui aura dessiné les lèvres » (p.50)
L’œuvre de Jean de Breyne, dans sa formidable originalité, même hantée par la mort (« Il y aura une arrivée », p.99 ; il y a un « mur de l’arrivée au rivage », p.140), est dans « l’exemple de ce qui toujours vient » une double poésie d’espoir : d’une part, « des jours sans appellent des demain » (p.56) ; d’autre part, des jours avec (avec la timide, décente et scrupuleuse chance de mots choisis !) engrangent et octroieront de beaux hier.
Marc Wetzel
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