Du Sens, Exercices d’encouragement, Denis Guénoun (par Didier Ayres)
Du Sens, Exercices d’encouragement, Denis Guénoun, Éditions Manucius, 2023, 244 pages, 24 €
Du définir
Il faut consacrer son intelligence et sa capacité d’analyse à la lecture de ce livre que Denis Guénoun publiait chez Manucius il y a peu. Je dis cela posément, car ce recueil de conférences et d’articles s’adresse nettement à l’intellect. Oui, ce livre est mental, il agite et vise en soi davantage les conceptions et les concepts que le divertissement – même et surtout parce que cet ouvrage est bien écrit et sollicite notre ouverture d’esprit, la pénétration de la pensée –, en considérant que penser est une activité liée à l’émotion elle aussi, mais sans facilité, sans ce besoin de la communication de concerner les lecteurs.
Quoi qu’il en soit, nous sommes devant une force affirmative, un sentiment explicite, l’impression d’aller vers le meilleur de soi comme liseur. Cette littérature se construit en faisant confiance à la relation écrivain/bouquineur. Et cette confiance est positive, porte vers le mieux de la compréhension. Est-ce un art du discours militant ? Je ne sais, mais sans doute pas comme l’envisageait Sartre. Pour autant, nous n’évitons pas de penser avec Denis Guénoun à la chose politique, engagement non pas autoritaire, idées assises mais jamais dogmatiques. Il y a surtout une tension entre le langage et la réalité qu’il recouvre, ainsi qu’un affrontement entre le contenu verbal et sa visée intellectuelle.
Ainsi le travail manifeste une relation, réceptive et agissante, des humains avec leur voisinage, par laquelle ils se montrent aptes à faire muter ce qui existe, et donc à entrer comme agents dans un devenir. Dans ce processus, l’humain expose sa puissance propre, il témoigne de son être comme transformateur de réalité.
En poursuivant un instant les notes que j’ai prises à la volée, au crayon de bois – ce qui veut dire que parfois ces notes sont illisibles –, je préciserai que j’ai lu Du sens en même temps que Les Provinciales, ce qui m’a entraîné à comparer les deux écritures. Le style de Pascal est plein d’ironie, de second degré, de forces rageuses et magnifiques dans cette rage, style combattif propre à espérer convaincre ; alors que l’écriture de Guénoun cherche au contraire l’adhésion, la continuité d’une lecture, ce qui fait que cette écriture ne rage pas, est peut-être plus froide, souple, argumentative elle aussi, dotée d’une grande élasticité, brillante, chatoyante et non pas âpre. Cela n’empêche nullement ce livre de chercher la vertu, celle des textes et des actions, allant vers la réflexion théologique parfois, mais sans esprit partisan.
Dans le vocabulaire religieux, auquel je suis si rétif, un mot a fini par rayonner, jusqu’à traverser mon expérience : foi. Je parviens à l’entendre, à peu près dépouillé de ses encombrantes parures et de sa solennité empesée, jusqu’à l’employer sans trop me sentir couvert d’un vêtement d’emprunt. Mais, à peine prononcé, il ouvre sur un abîme : foi en quoi ?
Il faut revenir sur la qualité essentielle et générale de cet ouvrage, c’est-à-dire sur sa passion de définir, à la fois de désigner et également de comprendre, les états du théâtre, les scènes politiques, les croyances, les débats de grande intellection, se référant à de grands textes (par exemple l’Ancien ou le Nouveau Testament, ou à Gilles Deleuze). Philosophie, théologie, mais aussi théâtralogie, axiologie, ainsi, la bannière déployée du logos. Et quel soin apporté aux significations des mots interrogés, comme le génie, le bien, la morale, la poésie, la répétition théâtrale, le corps, le comédien, la scène, la parole… Ces conférences et ces articles ne sont ni verbeux ni creux, avançant dans un style qui n’a rien d’amphigourique, conduisant à la satisfaction de l’esprit. En gros, l’on ressent que l’action d’écrire modélise et jugule le surcroît des idées, et surtout étudie le lien, l’attirance, le passage, l’adresse, donc, poursuit le partage, la description d’un univers intellectif.
Afin d’éclairer encore ce qui m’a frappé dans ce recueil, je reviendrai un instant sur un détail. Il s’agit du titre du chapitre Éprouver la pensée : trois mots riches d’intelligibilité. L’on peut y voir deux plans : éprouver comme l’on ressent une douleur, ou éprouver comme l’on teste une chose. Donc, la difficulté à la fois de tester et de souffrir. C’est-à-dire les mots conçus là sont un don de celui à qui il arrive de souffrir pour dire, pour s’exercer à convaincre. Ce souci d’une écriture lisse, capable de reproduire le cheminement de la pensée, cette page blanche qui hante tout écrivain, sont des appuis pour ces exercices d’encouragement, de don de soi.
Le théâtre n’est pas une pulsion, une volonté, une personne. À strictement parler, le théâtre n’est rien. Au moins par lui-même. Le théâtre n’a pas d’essence. Au moins en propre. L’essence du théâtre est hors de lui : dans le poème. Le théâtre n’est rien d’autre que le mouvement qui porte le poème à s’exposer. C’est, autrement formulée, la proposition initiale : le théâtre est l’exposition du poème – l’exposition poétique.
Ou
Depuis longtemps, sur scène et par les livres, je travaille sur cette notion et sur cette pratique : l’adresse. Dans ce contexte, le mot désigne le fait de parler au public, ou de s’orienter vers son regard et son écoute, lorsqu’on est engagé dans un acte de théâtre.
Pour paraphraser un schéma qu’utilise l’auteur dans sa démonstration, je dirais qu’il y a deux mouvements : du texte, transitant vers une pensée, laquelle transite de nouveau vers le texte ; ou encore, le contraire, la pensée, transitant par le texte, pour aboutir dans un troisième temps au livre : donc T-P-T’, puis P-T-P’. Voilà peut-être le secret de l’ouvrage.
Didier Ayres
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