Du métier mystérieux d’être chroniqueur, par Kamel Daoud
« J’ai bien regardé partout, j’ai lu tous les journaux, j’ai écouté et j’ai songé, mais il n’y a rien », me dit-il, consterné. « Je n’arrive pas à écrire. C’est flou. Généralement, j’ai toujours quelqu’un dans la tête qui raconte son histoire. C’est un monologue qui dure depuis mon enfance, sans livres. Je l’écoute et je lui vole quelques morceaux et je les publie. Mais là, je te jure, rien. J’ai une tête qui raconte toujours quelque chose. Comme un livre sans fin. Il me suffit de regarder une chaise pour imaginer l’histoire de l’éternité. Ou fixer une tasse de café vide pour reconstruire une vie ou deux d’inconnus. C’est simple. On me demande toujours d’où viennent les images et je réponds toujours que je ne sais pas. J’écoute, c’est tout. C’est précédé toujours par une mélodie. Toutes mes histoires viennent de derrière une porte à laquelle je colle l’oreille et qui sépare mon monde du monde des ancêtres ou des morts ou des poissons ou des tasses de café vides. Imagine n’importe quoi et cela finira par prendre voix et chair et te demander un prénom. C’est ma règle.
Je ne suis pas intelligent et j’évite de réfléchir quand cette voix parle en moi. Sinon, elle s’arrête et s’en va gambader et je reste comme aujourd’hui, sans inspiration ». Il s’arrêta et reprit sa respiration. J’aimais son visage tourné vers son horizon intime. Les Algériens, ou si rarement, n’ont pas de monde intérieur. Juste une mosquée ou des souvenirs dans leurs cosmos. Lui, non. Le bus ne passait pas et le serveur ne venait pas. A l’algérienne. Le thé arrivait plus vite à l’époque de Messali qu’après l’indépendance.
Puis il se tourna vers moi et me fixa presque enfiévré : « Tu as vu ce genre de photo où un pêcheur béat et presque grossier montre un gros poisson, avec la chaloupe et la mer en arrière-plan ? C’est toujours la même pose comique : le pêcheur satisfait jusqu’au ridicule et le poisson immense et mort, exhibé, tenu par la queue. J’ai toujours trouvé cela grossier, faux et infâme presque. La pose du conquérant sur l’échine de l’animal mort. Une sorte de vanité imbécile de prétention. Et tu sais ? C’est ainsi que je me vois quand on me demande d’expliquer les histoires que j’écris. Je me sens obligé de prendre la pose savante du pêcheur à côté de ce gros poisson né dans les profondeurs dont je ne connais pas le nom et qui a juste mordu à un hameçon. Quand on écrit, on pêche dans les abysses ; et certains arrivent à y ferrer, parmi les étoiles, des espadons magnifiques, des chefs-d’œuvre en baleines ou des bancs d’histoires. Il serait prétentieux de venir, après une pêche miraculeuse, déblatérer sur le métier, les espèces et raconter sa petite aventure alors que celle-ci dépend du hasard ; de l’effort certes, mais aussi des mystères profonds du monde. Je ne suis que le pêcheur de mon histoire, pas son auteur. Le sens appartient à l’océan, pas à ma chaloupe. Tu comprends ? Quand on écrit, il y a un fil de pêche tendu à l’extrême, dont l’un des bouts est moi et l’autre est tiré, dans l’autre sens, par quelque chose d’infini et qui se cabre et se débat. Tu comprends ? Aujourd’hui c’est marée basse. Rien que des cailloux. Il ne se passe rien derrière la porte. Même le portrait de ton Président ne m’inspire plus. Il y a du sable partout. C’est le temps en vrac et sans sablier. Bon, à demain ! ». Et s’en alla, brusquement. Quelques minutes plus tard le serveur arriva et me regarda avec cet air hautain national. Dommage. Pas de chronique aujourd’hui. Il ne m’a rien laissé, sauf le journal plié.
Kamel Daoud
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