Du fil à retordre, Michelle Gallen (par Yasmina Mahdi)
Du fil à retordre, Michelle Gallen, éditions Joëlle Losfeld, janvier 2025, trad. anglais (Irlande), Carine Chichereau, 352 pages, 25 €
Edition: Joelle Losfeld
Une histoire irlandaise
Dans son nouveau roman, Du fil à retordre (Factory Girls), Michelle Gallen campe le portrait de Maeve, née en 1994 dans une petite ville de l’Irlande du Nord, qui s’exprime dans un idiome populaire anglo-irlandais, lequel forme une sorte de sociolecte qui permet de combattre l’anglais institutionnel. Le ton enlevé, revanchard mais spirituel est émaillé de propos non dénués d’humour (noir) permettant à la jeune fille de résister, de braver l’altérité, l’adversité (…) « ça lui foutait la gerbe de la voir fringuée comme ça, avec sa jupe droite beige et son chemisier en dentelle couleur crème. Putain, un chemisier ! Sûr que c’était sa mère qui l’avait habillée ». Brutalité rime avec précarité dans cet univers très dur. Le problème irlandais est évoqué sans ambages : « Et les frontières, ça a besoin de soldats. Plus y sont jeunes, plus y sont naïfs. C’est pour ça que les Rosbifs filent des armes à des gamins. L’IRA fait pareil. Parce que ça marche ».
Les descriptions crues valorisent la vitalité de ce peuple en rébellion contre la misère, les injustices et les frontières claniques dans un territoire ravagé par une guerre fratricide, sous l’égide d’une économie libérale. L’existence s’inscrit sur un mode binaire entre les classes ouvrières catholiques et protestantes, les femmes et les hommes, les jeunes et les vieux, les chômeurs et les employés. Les activités sont genrées de façon catégorique. L’usine de confection de chemises est l’antichambre de l’enfer, l’usine-caserne, avec les manigances du petit chef (enclin au droit de cuissage), les quadrillages et les rondes aux checkpoint des « Angliches ». Maeve va être préposée au repassage à la chaîne : « Repasser, c’était comme nettoyer les chiottes – le genre de truc que toute femme était censée savoir faire mais que personne ne respectait » ; tandis que d’autres le sont au découpage du tissu ou à la couture, au milieu de « vapeurs de nettoyants chimiques ». L’entraide est au féminin, une camaraderie et une sororité qui aident à lutter contre le pire dans une ambiance ségrégée. Le roman n’est pas non plus politiquement correct car les abus dénoncés existent aussi entre compatriotes, par exemple ceux « à fond pour l’IRA ».
Michelle Gallen décrit d’une façon poignante, au scalpel, les différentes phases du labeur de l’usine de chemises de la ville, la cadence inhumaine imposée aux ouvrières, infantilisées, vilipendées et payées à la tâche – une industrialisation forcée de la main-d’œuvre prolétaire. Les unités de temps produites par les femmes sur leurs machines sont entrecoupées de pauses très brèves – pause-thé, pause-clope et nourriture infecte de fast-food. Ce rythme hallucinant de rendement et de productivité harasse Maeve, sans cesse sur le qui-vive, qui tient cependant à assurer son indépendance et préserver sa faculté réflexive. Et ce, en dépit de l’apartheid, de la répression et des attentats. Maeve attend avec anxiété les résultats de son baccalauréat pour partir à Londres et rentrer à l’université. Les propos de la lycéenne et de ses amies deviennent amers face à la situation de l’Irlande du Nord, une enclave dangereuse au climat délétère où se perpétuent des assassinats en masse entre réformés et catholiques, où de pauvres petits gars se font « dézinguer ».
Il y a une conscience politique dans les discours : « Thatcher s’était bagarrée avec les mineurs durant les grèves. Il fallait cependant lui rendre justice, elle avait été aussi salaude avec la classe ouvrière anglaise qu’avec les grévistes de la faim qu’elle avait laissé crever à Long Kesh ». Du fil à retordre est un récit fort, sur fond de morale rigoriste et sectaire. Territoire occupé illégalement : « Tous les lotissements étaient ségrégés (…) la ville était pratiquement coupée en deux, depuis que les planteurs [les réformés] leur avaient volé leurs terres des siècles plus tôt, et depuis huit cents ans d’oppression anglaise ». Cette condition prouve la capacité de résilience dans le malheur du peuple irlandais, et pour Maeve, la pousse à se reconstruire d’une façon socialement acceptable.
Michelle Gallen, née à Castlederg en Irlande du Nord, résidant à Dublin, l’affirme : « J’ai grandi dans une atmosphère de guerre larvée, j’ai donc le souvenir de choses très dures (…). Les gens sont de brillants comédiens du quotidien. À l’époque où j’ai grandi, ils faisaient l’effort d’être drôles, vifs, les discussions étaient des bagarres : c’était à qui l’emporterait, qui dégainerait le plus vite » [Entretien avec sa traductrice, Carine Chichereau].
Yasmina Mahdi
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