Du détachement à l’anéantissement, Maître Eckhart (Par Philippe Chauché)
Du détachement à l’anéantissement, Maître Eckhart (Eckhart von Hochheim), Editions Louise Bottu, décembre 2022, 94 pages, 13 €
Edition: Editions Louise Bottu
« Or le détachement frôle de si près le néant qu’entre le détachement parfait et le néant il n’y a aucune différence. C’est pourquoi il ne peut absolument pas y avoir de détachement parfait sans humilité. Mais deux vertus sont toujours mieux qu’une ».
Du détachement
« La littérature dans tout ça ? Pour rendre exactement la quête spirituelle, le style de Maître Eckhart : clarté, précision, rigueur, recherche du mot juste, au plus près de la réalité » (L’anéantissement mystique, Notes de l’éditeur).
Eckhart von Hochheim, connu sous le nom de Maître Eckhart est né en 1260 dans la commune allemande de Hochheim et mort en 1328 probablement à Avignon. Il est le théologien par essence, grand lecteur de la Bible, grand déchiffreur, enseignant notamment à Paris (1302-1303), guide spirituel et grand orateur.
S’il est écouté, et très écouté, il est aussi mal entendu et mal lu, et deux moines (un dominicain et un franciscain) le dénoncent à l’Inquisition, il comparaît (libre) à Avignon devant le cardinal Jacques Fournier, qui deviendra le Pape Benoît XII. Une purge se déroule dans la cité papale, il se défend pied à pied, lettre à lettre, face aux inquisiteurs, il démontre que toutes ces accusations sont infondées, que ses propos sont tronqués, mais va mourir avant de connaître sa condamnation, des propositions tirées de ses prédications et ses œuvres latines jugées fausses, très téméraires et suspectes d’hérésie. Mais alors que tout le monde chrétien, les historiens, les éditeurs, le pensaient toujours censuré par l’Église, le cardinal Joseph Ratzinger, qui n’est pas encore le Pape Benoît XVI, précise que Maître Eckhart n’a jamais eu besoin d’être réhabilité, et qu’il reste un bon théologien orthodoxe (1). Les lecteurs de Maître Eckhart l’ont quant à eux réhabilité depuis bien longtemps, et ne se sont d’ailleurs jamais préoccupés de cette condamnation, de cette mise à l’écart. Les écrits restent quand disparaissent les hommes, et que les Bulles papales sont oubliées, seuls les écrits méritent notre attention, et parfois notre passion. Ce qui a dû déranger les accusateurs, frappés de surdité, jaloux ou manipulés, c’est la profondeur unique de la pensée, des pensées de Maître Eckhart. Dans Du Détachement, le théologien inscrit le vide dans sa pensée religieuse, comme un principe d’accession à Dieu, ce détachement écrit-il, qui est si proche du pur néant qu’il n’y a rien qui serait assez fin pour trouver une place en lui, hormis Dieu. Ce vide, ce pur néant, ce détachement, conduisent naturellement à Dieu pour Maître Eckhart. Nous pourrions avancer l’hypothèse qu’il enseigne un art ancien qui fut porté par Lao-Tseu, nous pourrions même ajouter que la Voie du Tao Te-King trouve en Maître Eckhart un heureux écho chez les chrétiens. Pas surprenant alors qu’il soit lu et cette fois bien lu par Schopenhauer, Wittgenstein et Heidegger (2).
« Ainsi cet écoulement réciproque dans la divinité (le Père ou le Fils) est en même temps un parler sans mots ni son, un entendre sans oreilles, un voir sans yeux : chacune des Personnes parle sans mot et s’exprime pour chacune des autres, un écoulement dans lequel il n’y a rien d’écoulé ! ».
De la connaissance de Dieu
« Sans franchir le pas de ta porte
Connais les voies de sous le ciel
Sans regarder à ta fenêtre
Connais la Voie du Ciel
Plus loin tu vas
Moins tu connais
Le sage connaît sans bouger
Comprend sans voir
Œuvre sans faire ».
Lao-Tseu, Tao Te-King, La Voie et sa vertu (3)
Dans De la béatitude, le théologien poursuit son cheminement, en abordant une question essentielle : la pauvreté. Un homme pauvre ajoute-t-il, ne veut rien, ne connaît rien, et ne désire rien. Il ne veut pas la vie éternelle, il ne connaît pas la parole de Dieu et ne désire pas la gloire. On comprend, que les mêmes fâcheux ne purent l’entendre de cette oreille, tout une organisation, toute une pensée, tout un dogme s’effondrait sous les théories du dominicain, non par la volonté de l’effondrement, et de l’affrontement, mais par celle affirmée tout au long de ce vigoureux petit livre, d’une réconciliation avec un véritable engagement de foi, passant par le détachement, la pauvreté et le silence. Ses sermons semblent couler de source divine, par leur rigueur, leur lumineuse simplicité, leur langue admirable, sans effet, fidèle au mot juste, à la phrase saillante, comme son juste entre en Dieu, Maître Eckhart entre dans la langue, pour la faire sienne de toute éternité, et le temps lui a donné raison.
Philippe Chauché
(1) http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1038
(2) https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1996_num_70_1_3350
(3) Traduction de François Houang et Pierre Leyris, Editions du Seuil, Points, Sagesses, 1979
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