Du Bonheur d’être Morphinomane, Hans Fallada
Du Bonheur d’être Morphinomane, novembre 2015, trad. allemand Laurence Courtois, 352 pages, 22 €
Ecrivain(s): Hans Fallada Edition: Denoël
Depuis 2007, les Editions Denoël et la traductrice Laurence Courtois se sont lancées dans une entreprise plus qu’honorable : porter à la connaissance du public francophone l’œuvre de l’Allemand Hans Fallada (1893-1947). Pour l’heure, ce ne sont que trois romans (Quoi de Neuf, Petit Homme ?, 1932, Le Buveur, 1950, et son chef-d’œuvre absolu, Seul dans Berlin, 1947) parmi la grosse vingtaine d’ouvrages publiés de son vivant ou de façon posthume ; autant dire qu’il y a encore du pain sur la planche. Pour le présent volume, Du Bonheur d’être Morphinomane, Laurence Courtois a selon ses dires sélectionné des textes « choisis parmi deux recueils réunissant une quarantaine de nouvelles et une vingtaine d’histoires pour enfants » ; en français, ceci est donc le premier recueil de nouvelles signées Hans Fallada, et c’est l’opportunité de prendre connaissance des multiples formes que prend son talent littéraire à l’inspiration multiple.
Puisqu’elle a sélectionné parmi deux recueils préexistants, Courtois n’a pas tenté de rendre une quelconque chronologie d’écriture, mais a préféré regrouper les nouvelles selon des thématiques : Les Addictions, Les Garnements, A la Campagne, Vie de Couple, Avec le Petit Homme, et Voyous, Truands et Autres Voleurs. Chacune de ces thématiques est développée sur deux à six nouvelles, autant de façons de creuser des sillons narratifs parallèles, mais aussi d’envisager sa propre biographie et d’en tirer matière littéraire plus que solide. Car, et l’on s’en serait douté sans les précisions de la « Note de la Traductrice », Hans Fallada, dans son œuvre, a puisé amplement dans son propre vécu, qu’il a sublimé, non pas par une langue littérairement surchargée, mais par, au contraire, une langue au plus proche du réel, une langue parlée par des hommes véritables, des hommes du peuple, qui peuvent s’identifier à ces histoires toujours ancrées dans le réel et pourtant jamais sordides ou morbides. Ce qui fait dire qu’il a puisé dans son propre vécu ? Tout simplement l’impossibilité pour quelqu’un d’extérieur de raconter le rapport à la drogue ou à l’alcool, ou la vie aux limites de la misère, ou à la petite truanderie comme Fallada le fait, lui qui, au début de la nouvelle L’Homme en Fuite, évoque une « interview » réalisée « dans la cour d’une prison » alors que le personnage principal de sa nouvelle et lui-même portent « tous les deux l’habit bleu ».
Cette part de vécu se lit entre autres dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, formidable de modernité, de crudité et de sincérité, comme le démontre cette pensée du morphinomane comparant le plaisir érotique au plaisir toxique : « Comme tu étais limitée, femme. On te cherchait constamment, au-delà de toi-même, toujours, quand on croyait t’avoir atteinte, se trouvait-on tout à fait ailleurs : cette amante est véritablement en moi. Elle emplit mon cerveau d’une lumière vive et claire, dans son éclat je reconnais que tout est vain et que je jouis uniquement pour jouir de cette extase. Elle habite dans mon corps, et je ne suis plus un misérable animal sexuel qui dans l’épuisement mat, insatisfait et sauvage, désire encore l’autre, désormais je suis homme et femme tout à la fois, l’union mystique se célèbre au moment où la seringue pique, l’amante sans défaut, l’irréprochable bien-aimé, ils célèbrent leurs fêtes sous la tonnelle de mes cheveux ». Ce passage est magnifique, et mériterait de figurer dans une anthologie de la toxicomanie littéraire, mais par la vérité qu’il habite, il parvient à ne pas donner envie de partager cette extase dans ce qu’elle a d’exclusif. Il est vrai que, par ailleurs, toute la nouvelle décrit la course effrénée d’un toxicomane à la recherche de son plaisir alors qu’il est sans le sou, entre les « amis » à arnaquer et les médecins à dépouiller de leur carnet d’ordonnances, et qu’elle se conclut sur « la longue tourmente de la désintoxication ».
Quant aux autres nouvelles, elles racontent le petit peuple allemand entre la fin des années vingt et le début des années trente, tant celui des campagnes (et une paysannerie dont la ladrerie vaut bien celle des paysans de Maupassant – La Bonne Prairie de Krüselin à Droite) que celui des villes ; Hans Fallada les a connus tous deux, dans toutes leurs variantes, au point de se mettre en scène de façon assez décalée dans la nouvelle La Méthode de Herr Tiedemann pour Guérir les Chapardeurs, puisque celle-ci est narrée par « une sorte de jeune fille à tout faire dans cette ferme » répondant au nom de… Fallada. D’ailleurs, on peut remarquer que la première personne narrative le partage assez équitablement à la troisième personne narrative dans le choix effectué par Laurence Courtois ; l’auteur parvient à prendre ses distances et à créer des personnages qui ne soient pas de purs décalques de sa personne, même si sa biographie mouvementée trouve des échos dans de nombreuses nouvelles (même Le Fou d’Enfants, puisqu’il fut aussi papa de jumelles dont seule une survécut).
Ses personnages forment l’armée des sans-grades, l’armée de ceux qui perdent leur emploi dans une Allemagne livrée à l’inflation (dans Avec un Mètre-Ruban et un Arrossoir, le personnage principal voit son salaire diminué, au point de se poser des questions quant aux traites pour sa maison), qui se livrent à la superstition dans l’espoir de comprendre cette situation (Le Mendiant Porte-Bonheur, Le Complexe Faillitaire) ; c’est tout un petit peuple qui vit dans la pauvreté, flirtant avec la misère mais ne tombant pas tout à fait dedans, quitte à passer du mauvais côté de la loi, comme les personnages de la sixième partie de ce recueil, ces tendres crapules qu’on ne parvient pas à détester tant Fallada a su provoquer une empathie paradoxale par la neutralité de son style. C’est surtout dans la partie Avec le Petit Homme, titre choisi par Courtois probablement en écho au roman Quoi de Neuf, Petit Homme ?, que Fallada convie le lecteur à entrer dans l’intimité de petits employés gagnant à peine de quoi nouer les deux bouts, mais il le fait, et c’est sa grande grâce, sans chercher à exciter la pitié ; il montre, il ne juge pas la situation ou ses tenants et aboutissants, il n’use pas d’adjectifs tire-larmes. Il est en cela l’égal d’autres grands romanciers du peuple, ses contemporains francophones par exemple, à commencer par un Francis Carco ou un Emmanuel Bove, voire un Simenon : il raconte ce qui l’entoure, ce qu’il a vu, le transformant par la littérature sans oublier que tout cela vient du peuple et y retourne – entre autres par une langue vigoureuse, sertie d’images et d’expressions fortes.
En toute logique, puisque Fallada évoque le petit peuple, l’Histoire est exclue de ses nouvelles ; il y a bien un réviseur d’entreprise physiquement comparé à Mussolini, et il est question plus de « Reichsmarks ». Mais c’est bien tout, et il n’en faut pas plus. Car du coup, ces nouvelles en deviennent quasi intemporelles, et la lutte contre la déshumanisation de la pauvreté conserve tout son sens quelque quatre-vingts ans après la rédaction de ces perles noires dont on ose espérer que Laurence Courtois proposera sous peu un second volume.
Didier Smal
- Vu : 4364