Driven, James Sallis
Driven. Rivages/noir. Trad. (USA) Hubert Tézenas. Septembre 2013. 175 p. 7,15 €
Ecrivain(s): James Sallis Edition: Rivages/noir
Le Pilote* n’est pas mort. Bonne nouvelle pour les lecteurs de Drive (et aussi pour les spectateurs du très beau film de Nicolas Winding-Refn). Il a refait sa vie à Phoenix, s’est marié, voudrait tant rentrer dans l’ombre, se faire oublier. Mais que serait la tragédie sans le destin inexorable ? Un piètre drame.
James Sallis nous ramène d’entrée à la fatalité. Elsa, l’épouse du pilote, est tuée à la première page. Et ses tueurs traquent le pilote tout au long de ce bref opus. Bref, mais comme toujours avec Sallis, infini. James Sallis ne connaît pas la finitude : il raconte des histoires intemporelles dans un style qui est l’épure même du genre. Il renoue avec la scène grecque antique en condensant dans ses récits les syntagmes de la condition humaine dans son versant le plus noir.
Aucun élément narratif n’est limité à son temps, toujours rattaché à l’éternité. Comme les tags par exemple !
« … nous nous démenons tous pour laisser des traces derrière nous, des signes de notre présence ici, de notre passage. Et que les marques comme celle-là, ou les graffitis qui foisonnaient sur les murs, les immeubles et les ponts autoroutiers étaient des équivalents urbains des peintures rupestres. »
Tragédie à la fois antique et urbaine, tableau d’ombres à peine discernées, figures du Destin en défilé funeste, Sallis écrit la tragédie post moderne comme personne. Dans un dépouillement qui ne laisse que le strict nécessaire.
« Il repéra son acolyte et se dirigea lentement vers lui. Le chauffeur accroupi l’observait entre les planches.
Gaucher, donc. Et vingt kilos en trop.
Le Chauffeur attendit. »
Driven. Le contraire de Drive, plus exactement sa forme passive, et James Sallis nous livre ici la clé de son monde. Conduit, pas conduire. La surdétermination est à l’ordre du jour dans la ligne tragique du « tout est joué », d’emblée :
« Libre arbitre mon cul. Ce en quoi on croit, les livres qu’on porte aux nues – même la musique qu’on écoute putain – tout ça est programmé mon gars, marqué au fer de l’hérédité (…) on s’imagine qu’on fait des choix. Mais en réalité c’est que les choix nous rattrapent, se plantent sous notre nez et nous fusillent du regard. »
Nietszche – et sa Naissance de la Tragédie n’est pas loin – vient même au secours du Pilote : « Les convictions sont des ennemis de la Vérité plus dangereux que les mensonges »
L’irruption de l’absurde est partout dans l’univers de Sallis, consubstantiel au fatum. Et l’absurde prend chez lui la forme évidente de l’irrationnel dans le monde humain. Là encore c’est la tragédie antique qui revient : le destin des êtres ne bascule pas sur des décisions réfléchies mais sur des impulsions irrépressibles et fatales. Comme le dit ce prof de philo (mais oui !) d’une amie du pilote :
« Un homme intéressant. « La réalité est une brute, nous disait-il. La raison n’y a aucune part. » Alors que tout dans son mode de vie, dans ses vêtements, sa façon de parler et d’enseigner semblait frappé au coin de la logique. »
James Sallis signe, une fois encore, une ode noire et implacable à la tragédie de l’homme. Il est, sans discussion possible, une des plus grandes plumes noires d’aujourd’hui.
Leon-Marc Levy
* NDLR : « Le Pilote » est ma traduction de l’appellation du héros « The Driver ». La traduction d’Hubert Tézenas (magistrale au demeurant !) est « Le Chauffeur », qui me chiffonne un peu pour sa faiblesse sémantique.
VL3
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