Double séparation, Patrice Maltaverne
Double séparation, Le Contentieux, septembre 2016, Ill. couverture et frontispice, Pascal Ulrich, 35 pages, 5 €
Ecrivain(s): Patrice Maltaverne
Corps anonymes, vitesse, trompe-l’œil – ce trio est en jeu pour fouler en 20 longueurs de poèmes ce véritable chant de course, rythmé par le regard, dans une suite de perceptions tronquées en guise de miroirs des villes.
Les miroirs ne sont que de passage – « des bouts d’humain » défilent dans le flux de la ville « semblable à celui d’une rivière / À deux voies », « On dirait un défilé de mode en pointillés ». Ne captant que des « médaillons d’un regard » qui change de visages et de sexes comme on change de point de vue.
Les filles, nostalgiques ou « furibardes », traversent « en pure perte » les territoires de tous ces corps citadins, exhibant leur ego ou leur cul dans les rues, les vitrines, participant (« Rêvent-elles d’être suivies / Ou pas ? ») au grand jeu des apparences pipées et des miroirs mensongers. Leur maquillage qui déborde en dit long sur leurs histoires, tatouées dans leur cœur caché comme un sot-l’y-laisse, en même temps exhibées comme un cul en ligne de mire en dépit de ce qu’elles disent
« Elle ne connaît pas son charme
Elle a pourtant glissé
Comme à son insu
Quelques détails qui tuent
Dans son corps
Paillettes discrètes
Bouts d’ongles vernis »
Les êtres et les choses s’attrapent dans leurs reflets comme ils peuvent – des jambes qui avancent « avec leur indifférence de feu », un visage « gâté par une mélancolie » – « épouvantail à enfances », une « absence de candeur » comme « une marque de pureté », un regard amusé, un sourire énigmatique, la beauté planquée autour d’un sexe, un trafic d’automobiles, des vitrines, des solitudes, l’écran de télévision éclaboussant les yeux… – dans leur Double séparation. Aucune parole ne les rapproche, ne les soude. S’il y en avait une, on imagine qu’elle pourrait être du genre d’échange écrit par l’illustrateur Pascal Ulrich en 2006 dans son Journal en noir (Les éditions du Contentieux) : « Bonjour, quel plaisir / Au revoir, quel soulagement / Adieu, quelle fatalité ».
La poésie de Patrice Maltaverne ne fait pas dans le lyrisme, ni ne s’attarde devant les fleurs bleues d’un quelconque sentimentalisme. Voire, sa causticité rhabille un humour qu’on aime vêtu de noir lorsqu’il s’adresse aux vivants en général et tourne en dérision leurs mascarades, leurs divertissements à gogo, leur folie des grandeurs
« Ils ont beau y épingler leurs coutumes
Comme des magnets
Leur grand frigo est atone
Leurs immenses maisons sont moroses
Et que dire de leurs autos
À la carrosserie qui ne choque pas
Le printemps des filles furibardes
Malgré tout ils avancent
Vous qui aimez les fleurs
Le cimetière c’est par là
Leur ai-je indiqué
Le temps qu’ils déchargent leurs batteries
De bonne humeur »
Les mots de Patrice Maltaverne scrutent dans le décor, dans la vitesse des corps, en saisissent des morceaux, passent d’un bout de chair à l’autre, au gré de l’agitation citadine. Même désertée par les cataractes sonnantes des touristes, la ville « piétine » et l’agitation poursuit, extra-muros, son bruit tapageur, ses petites affaires
« Il faut aller au-delà des murailles du centre
Pour entendre les moteurs vrombir
Avec leurs chiffres d’affaires
De passage avec des bouts d’humain
Engloutis par un manque de lueurs perverses »
Le poète observateur est emporté dans ces télescopages amnésiques, rêvant quelquefois de pouvoir arrêter certaines courses, certaines fuites
« Je voudrais saisir une présence féminine dans la rue
Mais des pas redoublent entre les miens
Sur le pavé »
Il voudrait pouvoir regarder les visages avant qu’ils ne soient engloutis par leur fuite effrénée
(vers où ? pour quoi ?)
« Voir leurs visages longtemps
Est impossible »
« En vitesse nous nous télescopons
Sans même nous souvenir
D’une forme déjà disparue
Comme si tous les corps se valaient
En partance pour une destination
Qui ne les vaut peut-être pas »
La ville est une goule avalant ses créatures anonymes, les perdant dans son labyrinthe, les trimballant, les roulant, les expulsant, les engloutissant vivants. Vivants ? Ce ne sont à vrai dire que des échantillons d’humains courant tester dans l’éprouvette du temps la validité de leurs expérimentations
des bouts d’humains sans nom, dérobés au regard, démembrés, segmentés
« La fille est dérobée par le bus
Rapt conventionnel
Son visage s’est effacé derrière les vitres
Puis le corps a suivi »
des morts-vivants
« Les vivants on dirait qu’ils sont morts
Quand ils marchent
Plus le temps passe
Et plus le crépuscule leur donne raison »
Spectateur désabusé, le poète déchire parfois le filigrane pour laisser poindre des messages, de facto, moins « aériens », plus pragmatiques
« J’améliore ma paye
Je fructifie mes placements personnels
Ne m’en demandez pas plus »
Car il en est, jeté aussi dans ce théâtre des perdus (d’avance), qui renoncent ou se casent –
« Et tant pis pour ceux et celles
Qui se sont engouffrés
Dans le canal aux noyés »
– tous se rangent dans leurs petites boîtes, chantait Graeme Allwright.
Double séparation écrit la vision fragmentée que nous laisse la ville, dans ses carences d’humanité. Double séparation des moyens de locomotion, des écrans, des vitrines séparant les individualités chacune dans leur bulle, s’y mirant, s’y affolant, communicants solitaires. Double séparation entre les sexes qui n’ont, de transparence, que des reflets de surface, « des solitudes qui grouillent » avec, au compteur, « plusieurs incendies jamais allumés / par des yeux brillants de fièvre »
« Ici les dérapages sont compris
Comme des tentatives d’amour malheureux »
Face à cette Double séparation brisant nos vases communicants, obstruant en trompe l’œil la profondeur de champ, réelle pourtant, de nos existences – des mots enfin interrogent et nous interrogent
« Des plaintes qui se multiplient
Toujours mieux que les petits pains
Des phrases mielleuses qui témoignent
De notre confort longitudinal
Avec ces tombereaux de paroles,
Ne devrait-on pas songer à bâtir
Une nouvelle cathédrale »
Face aux apparentes richesses désuètes entourant notre quotidien d’un bonheur falsifié, tronqué, une voix demande
« Comment nous pourrions protéger
Un petit peu de chair
Avec ce langage »
La question est posée. Dans des mots qui, parlant à l’absence des êtres et des choses, forçant l’épaisseur des choses, pourraient bien nous indiquer dans leur chant même les nouveaux territoires, intacts et partagés, à topographier.
Murielle Compère-Demarcy
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