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Double séparation, Patrice Maltaverne

Ecrit par MCDEM (Murielle Compère-Demarcy) 02.12.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie

Double séparation, Le Contentieux, septembre 2016, Ill. couverture et frontispice, Pascal Ulrich, 35 pages, 5 €

Ecrivain(s): Patrice Maltaverne

Double séparation, Patrice Maltaverne

 

Corps anonymes, vitesse, trompe-l’œil – ce trio est en jeu pour fouler en 20 longueurs de poèmes ce véritable chant de course, rythmé par le regard, dans une suite de perceptions tronquées en guise de miroirs des villes.

Les miroirs ne sont que de passage – « des bouts d’humain » défilent dans le flux de la ville « semblable à celui d’une rivière / À deux voies », « On dirait un défilé de mode en pointillés ». Ne captant que des « médaillons d’un regard » qui change de visages et de sexes comme on change de point de vue.

Les filles, nostalgiques ou « furibardes », traversent « en pure perte » les territoires de tous ces corps citadins, exhibant leur ego ou leur cul dans les rues, les vitrines, participant (« Rêvent-elles d’être suivies / Ou pas ? ») au grand jeu des apparences pipées et des miroirs mensongers. Leur maquillage qui déborde en dit long sur leurs histoires, tatouées dans leur cœur caché comme un sot-l’y-laisse, en même temps exhibées comme un cul en ligne de mire en dépit de ce qu’elles disent

« Elle ne connaît pas son charme

Elle a pourtant glissé

Comme à son insu

Quelques détails qui tuent

Dans son corps

Paillettes discrètes

Bouts d’ongles vernis »

 

Les êtres et les choses s’attrapent dans leurs reflets comme ils peuvent – des jambes qui avancent « avec leur indifférence de feu », un visage « gâté par une mélancolie » – « épouvantail à enfances », une « absence de candeur » comme « une marque de pureté », un regard amusé, un sourire énigmatique, la beauté planquée autour d’un sexe, un trafic d’automobiles, des vitrines, des solitudes, l’écran de télévision éclaboussant les yeux… – dans leur Double séparation. Aucune parole ne les rapproche, ne les soude. S’il y en avait une, on imagine qu’elle pourrait être du genre d’échange écrit par l’illustrateur Pascal Ulrich en 2006 dans son Journal en noir (Les éditions du Contentieux) : « Bonjour, quel plaisirAu revoir, quel soulagementAdieu, quelle fatalité ».

La poésie de Patrice Maltaverne ne fait pas dans le lyrisme, ni ne s’attarde devant les fleurs bleues d’un quelconque sentimentalisme. Voire, sa causticité rhabille un humour qu’on aime vêtu de noir lorsqu’il s’adresse aux vivants en général et tourne en dérision leurs mascarades, leurs divertissements à gogo, leur folie des grandeurs

 

« Ils ont beau y épingler leurs coutumes

Comme des magnets

Leur grand frigo est atone

Leurs immenses maisons sont moroses

Et que dire de leurs autos

À la carrosserie qui ne choque pas

Le printemps des filles furibardes

 

Malgré tout ils avancent

Vous qui aimez les fleurs

Le cimetière c’est par là

Leur ai-je indiqué

Le temps qu’ils déchargent leurs batteries

De bonne humeur »

 

Les mots de Patrice Maltaverne scrutent dans le décor, dans la vitesse des corps, en saisissent des morceaux, passent d’un bout de chair à l’autre, au gré de l’agitation citadine. Même désertée par les cataractes sonnantes des touristes, la ville « piétine » et l’agitation poursuit, extra-muros, son bruit tapageur, ses petites affaires

 

« Il faut aller au-delà des murailles du centre

Pour entendre les moteurs vrombir

Avec leurs chiffres d’affaires

De passage avec des bouts d’humain

Engloutis par un manque de lueurs perverses »

 

Le poète observateur est emporté dans ces télescopages amnésiques, rêvant quelquefois de pouvoir arrêter certaines courses, certaines fuites

 

« Je voudrais saisir une présence féminine dans la rue

Mais des pas redoublent entre les miens

Sur le pavé »

 

Il voudrait pouvoir regarder les visages avant qu’ils ne soient engloutis par leur fuite effrénée

(vers où ? pour quoi ?)

 

« Voir leurs visages longtemps

Est impossible »

 

« En vitesse nous nous télescopons

Sans même nous souvenir

D’une forme déjà disparue

Comme si tous les corps se valaient

En partance pour une destination

Qui ne les vaut peut-être pas »

 

La ville est une goule avalant ses créatures anonymes, les perdant dans son labyrinthe, les trimballant, les roulant, les expulsant, les engloutissant vivants. Vivants ? Ce ne sont à vrai dire que des échantillons d’humains courant tester dans l’éprouvette du temps la validité de leurs expérimentations

des bouts d’humains sans nom, dérobés au regard, démembrés, segmentés

 

« La fille est dérobée par le bus

Rapt conventionnel

Son visage s’est effacé derrière les vitres

Puis le corps a suivi »

 

des morts-vivants

 

« Les vivants on dirait qu’ils sont morts

Quand ils marchent

Plus le temps passe

Et plus le crépuscule leur donne raison »

 

Spectateur désabusé, le poète déchire parfois le filigrane pour laisser poindre des messages, de facto, moins « aériens », plus pragmatiques

 

« J’améliore ma paye

Je fructifie mes placements personnels

Ne m’en demandez pas plus »

 

Car il en est, jeté aussi dans ce théâtre des perdus (d’avance), qui renoncent ou se casent –

 

« Et tant pis pour ceux et celles

Qui se sont engouffrés

Dans le canal aux noyés »

 

– tous se rangent dans leurs petites boîtes, chantait Graeme Allwright.

Double séparation écrit la vision fragmentée que nous laisse la ville, dans ses carences d’humanité. Double séparation des moyens de locomotion, des écrans, des vitrines séparant les individualités chacune dans leur bulle, s’y mirant, s’y affolant, communicants solitaires. Double séparation entre les sexes qui n’ont, de transparence, que des reflets de surface, « des solitudes qui grouillent » avec, au compteur, « plusieurs incendies jamais allumés / par des yeux brillants de fièvre »

 

« Ici les dérapages sont compris

Comme des tentatives d’amour malheureux »

 

Face à cette Double séparation brisant nos vases communicants, obstruant en trompe l’œil la profondeur de champ, réelle pourtant, de nos existences – des mots enfin interrogent et nous interrogent

 

« Des plaintes qui se multiplient

Toujours mieux que les petits pains

Des phrases mielleuses qui témoignent

De notre confort longitudinal

Avec ces tombereaux de paroles,

Ne devrait-on pas songer à bâtir

Une nouvelle cathédrale »

 

Face aux apparentes richesses désuètes entourant notre quotidien d’un bonheur falsifié, tronqué, une voix demande

« Comment nous pourrions protéger

Un petit peu de chair

Avec ce langage »

La question est posée. Dans des mots qui, parlant à l’absence des êtres et des choses, forçant l’épaisseur des choses, pourraient bien nous indiquer dans leur chant même les nouveaux territoires, intacts et partagés, à topographier.

 

Murielle Compère-Demarcy

 


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A propos de l'écrivain

Patrice Maltaverne

 

Patrice Maltaverne dirige le poézine Traction-Brabant depuis 2004 [Metz], (Blog : http://www.traction-brabant.blogspot.com). Auteur de poèmes publiés dans une vingtaine de revues, il a publié Lettre à l’absence en 2014 aux éditions de La Porte (Cf. Article de Murielle Compère-Demarcy sur le site de La Cause Littéraire du 18/10/2014 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie). Les 8 premiers poèmes de Faux Partir sont parus dans les numéros 38 et 39 de la revue Le jardin ouvrier (octobre et décembre 2003) ; les poèmes n°5 et 6 A plusieurs reprises… ont été republiés dans l’anthologie Le jardin ouvrier publiée aux Éditions Flammarion (2008) ; les 8 poèmes suivants de Faux partir sont parus dans le numéro 11 de la revue Saltimbanques (novembre 2006).

 

A propos du rédacteur

MCDEM (Murielle Compère-Demarcy)


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Murielle Compère-Demarcy (pseudo MCDem.) après des études à Paris-IV Sorbonne en Philosophie et Lettres et au lycée Fénelon (Paris, 5e) en École préparatoire Littéraire, vit aujourd'hui à proximité de Chantilly et de Senlis dans l’Oise où elle se consacre à l'écriture.

Elle dirige la collection "Présences d'écriture" des éditions Douro.

 

Bibliographie

Poésie

  • Atout-cœur, éditions Flammes vives, 2009
  • Eau-vive des falaises éditions Encres vives, collection "Encres blanches", 2014
  • Je marche..., poème marché/compté à lire à voix haute, dédié à Jacques Darras, éditions Encres vives, collection "Encres blanches", 2014
  • Coupure d'électricité, éditions du Port d'Attache, 2015
  • La Falaise effritée du Dire, éditions du Petit Véhicule, Cahier d'art et de littérature Chiendents, no 78, 2015
  • Trash fragilité, éditions Le Citron gare, 2015
  • Un cri dans le ciel, éditions La Porte, 2015
  • Je tu mon AlterÈgoïste, préface d'Alain Marc, 2016
  • Signaux d'existence suivi de La Petite Fille et la Pluie, éditions du Petit Véhicule, 2016
  • Le Poème en marche, suivi de Le Poème en résistance, éditions du Port d'Attache, 2016
  • Dans la course, hors circuit, éd. du Tarmac, 2017
  • Poème-Passeport pour l'Exil, co-écrit avec le photographe-poète Khaled Youssef, éd. Corps Puce, coll. « Parole en liberté », 2017
  • Réédition Dans la course, hors circuit, éd. Tarmac, 2018
  • ... dans la danse de Hurle-Lyre & de Hurlevent..., éd. Encres Vives, collection "Encres blanches" , n°718, 2018
  • L'Oiseau invisible du Temps, éd. Henry, coll. « La Main aux poètes », 2018
  • Alchimiste du soleil pulvérisé, Z4 Éditions, 2019
  • Fenêtre ouverte sur la poésie de Luc Vidal, éditions du Petit Véhicule, coll. « L'Or du Temps », 2019
  • Dans les landes de Hurle-Lyre, Z4 Éditions, 2019
  • L'écorce rouge suivi de Prière pour Notre-Dame de Paris & Hurlement, préface de Jacques Darras, Z4 Editions, coll. « Les 4 saisons », 2020
  • Voyage Grand-Tournesol, avec Khaled Youssef et la participation de Basia Miller, Z4 Éditions, Préface de Chiara de Luca, 2020
  • Werner Lambersy, Editions les Vanneaux ; 2020
  • Confinés dans le noir, Éditions du Port d'Attache, illustr. de couverture Jacques Cauda; 2021
  • Le soleil n'est pas terminé, Editions Douro, 2021 avec photographies de Laurent Boisselier. Préface de Jean-Louis Rambour. Notes sur la poésie de MCDem. de Jean-Yves Guigot. Illustr. de couverture Laurent Boisselier.
  • l'ange du mascaret, Editions Henry, Coll. Les Ecrits du Nord ; 2022. Prélude et Avant-Propos Laurent Boisselier.
  • La deuxième bouche, avec le psychanalyste-écrivain Philippe Bouret, Sinope Editions ; 2022. Préface de Sylvestre Clancier (Président de l'Académie Mallarmé).
  • L'appel de la louve, Editions du Cygne, Collection Le chant du cygne ; 2023.
  • Louve, y es-tu ? , Editions Douro, Coll. Poésies au Présent ; 2023.