Divorce à l’anglaise, Margaret Kennedy (par Marie-Pierre Fiorentino)
Divorce à l’anglaise, Margaret Kennedy, La Table Ronde, avril 2023, trad. anglais, Adrienne Terrier, Anne-Sylvie Homassel, 396 pages, 24 €
Edition: La Table Ronde« Eliza […] se rendait compte – peu à peu mais irrémédiablement – que les Canning ne formaient plus une famille. Ils étaient désormais cinq individus sans existence commune ».
Ce que divorcer veut dire
Sur la couverture, dessinée par Mathieu Persan – jaune sur fond vert, un vert de la crudité des impeccables pelouses britanniques – deux fauteuils vides, dos à dos, et des nuages derrière les fenêtres interrogent : faut-il persister, malgré le confort qu’elle procure, dans la vie commune si celle-ci n’est devenue qu’un décorum au parfum étouffant comme celui d’un bouquet disproportionné ? Alec et Betsy Canning ont décidé que non. Ils vont donc divorcer. Betsy l’annonce par lettre à Mrs Hewitt, sa mère. Et voilà qu’une situation claire et simple, un divorce à l’amiable, se transforme en affaire assez complexe pour qu’il y ait de quoi en faire un roman tragi-comique dans lequel l’auteur ne discute pas le bienfondé de ce divorce ni du divorce en général mais s’attache à explorer, avec minutie, ce qu’est psychologiquement, socialement et matériellement, un divorce.
Décision que l’on prend « ensemble », titre de la première partie du roman, le divorce est ensuite une annonce à faire. Or, à peine informées, les mères des époux décident de s’en mêler, en particulier la redoutable Mrs Canning, habituée à tout régenter. Elle a beau déclarer « Le divorce n’est rien de nos jours » (1936), elle s’infiltre dans le foyer conjugal, enquête et manœuvre, faisant avouer aux voisins et aux cousins ce qui n’est que supposition, et faire aux enfants ce que, consciemment, ils n’auraient pas voulu.
Ces manigances sont d’autant plus faciles que Kenneth, l’aîné, est tout absorbé par l’amitié fascinée qu’il porte à Mark, venu passer l’été chez lui, et Daphné, belle adolescente, par sa propre personne. Quant à la cadette Eliza, délaissée par sa mère qui ne se reconnaît pas en elle, snobée par les grands, elle se réfugie dans la musique.
Alors, à Pandy Madoc, cette luxueuse villa de bord de mer, la famille secondée par Joy, jeune-fille pauvre aux petits soins pour tous, pressent la cassure sans y croire vraiment. Même Alec, librettiste d’opérettes à la mode composées avec son ami Johnnie Graham, doute en son for intérieur. Sa liaison extra-conjugale a été un feu de paille, rien comparé à la culpabilité qu’il éprouve devant son échec à avoir rendu Betsy heureuse. Devrait-il essayer encore ou ont-ils raison de renoncer pour se donner une deuxième chance, ailleurs ? Car contrairement aux idées reçues, on ne divorce pas forcément parce qu’on n’aime plus l’autre. D’ailleurs Alec « avait aimé passionnément [Betsy] et en était encore très épris. La savoir insatisfaite ne pouvait que le peiner ». Le problème n’est pas tant ce qu’on reproche à l’autre que ce qu’on se reproche à soi-même, à tort ou à raison, vis-à-vis de lui.
Cette analyse de la dynamique de couple permet au roman d’échapper aux lieux communs, risque que lui faisaient courir plusieurs situations nécessairement convenues, en particulier l’inévitable formation de deux clans, la sentence prononcée. En quelques pages intitulées « colère », l’échange de courriers vindicatifs à souhait entre collatéraux plus ou moins lointains du couple, brosse le climat provoqué par une affaire au départ strictement privée.
Dans les deux dernières parties du récit, on suit, entre autres, Kenneth, toujours aussi influençable et alourdi par l’amertume, au collège où il délaisse Mark pour un nouvel ami peu recommandable, Alec et Betsy refaisant leur vie, avec ou malgré les enfants. Là encore on sait gré à la romancière de nous épargner les clichés. Aucun déterminisme ne pèse sur ces-derniers. Les naturellement capricieux et superficiels le restent, les plus raisonnables dévoilent de formidables capacités d’adaptation et d’amour. L’enfant de divorcé n’est pas condamné à la misère amoureuse pas plus que Betsy, fille d’un couple uni, n’était programmée pour un mariage réussi.
Le divorce a aussi ses conséquences matérielles. Alec doit avouer à Eliza, surprise par la médiocrité de son nouveau logement : « Je suis à sec en ce moment ». « Elle enregistra ce détail. Le divorce pouvait ruiner les gens ». Il peut aussi faire le vide autour de soi si on ne sait pas afficher une certaine bonne humeur ; Alec, devenu « déprimant et c’est un défaut qu’on pardonne difficilement », en fait l’expérience.
Un divorce n’est donc pas un gâchis intégral. Ce n’est pas non plus une recette infaillible pour trouver le bonheur dont on estimait avoir été lésé dans son couple précédent. « À trente-sept ans, Betsy n’avait jamais connu le bonheur ». « Elle n’avait jamais été comblée par l’existence, elle avait toujours été en quête de quelque chose qu’elle ne pouvait nommer, de quelque chose qui ne se produisait jamais ». Peut-être ignore-t-elle que, quelle que soit la vie après la séparation, on reste soi-même ; or c’est d’abord avec soi qu’il faut se sentir bien pour être heureux. Les nouveaux partenaires de Betsy et d’Alec, quant à eux, en prennent conscience, qui, d’abord ternes et soumis, révèlent des personnalités aux convictions suffisamment fortes pour s’imposer à leur partenaire. Dans un monde où la rumeur d’une nouvelle guerre enfle et le nazisme s’impose, chassant d’Allemagne les premiers réfugiés juifs, un divorce mérite d’être relativisé.
On pense alors à un compatriote de Margaret Kennedy, le philosophe Bertrand Russell qui s’y connait en divorces – il le pratiqua trois fois – et qui écrit à la même époque, dans La Conquête du bonheur (1930), qu’après des décennies de déprime, il attribue son amour de la vie à un intérêt décroissant pour sa propre personne avant de conclure : « L’homme heureux est celui dont la personnalité n’est pas divisée avec elle-même ni en conflit avec le monde ».
Car ce roman, faits de chapitres brefs au rythme alerte qui réserve quelques péripéties, raconte finalement la quête du bonheur qui est de tous les temps. Sans les indices permettant de le dater, qui devinerait que presque un siècle nous sépare de ces personnages que leur auteur n’hésite pas à peindre parfois antipathiques, odieux ou veules pour les rendre humains et par conséquent attachants ?
Marie-Pierre Fiorentino
Margaret Kennedy, née en 1896 à Londres, est diplômée d’Oxford en histoire. Aussi son premier ouvrage est-il un manuel intitulé Un siècle de Révolution (1922). Mais c’est La nymphe au cœur fidèle(1925), son deuxième roman sur les quinze qu’elle a publiés, qui lui apporte, l’année de son mariage, la notoriété. Elle en tire une pièce de théâtre que Jean Giraudoux adapte en français sous le titre de Tessa (1934). Son style se démarque volontairement de celui des romans de son époque qu’elle juge « trop écrits, trop composés ». La romancière le met au service de récits sentimentaux dont l’humour et un ton caustique ne sont pas absents. Elle meurt en 1967. Les éditions de la Table Ronde, dans la Collection Quai Voltaire, ont remis cet auteur sur le devant de la scène en publiant, en 2022, Le Festin.
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