Dictionnaire amoureux de l’esprit français, Metin Arditi (par Didier Smal)
Dictionnaire amoureux de l’esprit français, août 2021, 688 pages, 13 €
Ecrivain(s): Metin Arditi Edition: PlonUne logique se dégage de la présente chronique, relative à un Dictionnaire amoureux de l’esprit français : l’ouvrage est signé d’un écrivain suisse francophone d’origine turque séfarade, Metin Arditi, et la chronique est signée d’un Belge – c’est dire le pouvoir de fascination qu’exerce l’esprit français, fascination à certains égards plus puissante en dehors de l’Hexagone qu’à l’intérieur de ses frontières. Pour les Français, baignés de cet esprit, de cette recherche d’élégance, de ce désir de plaire, quoi de plus naturel, quoi de moins remarquable ? Dans quel autre pays un futur président de la République a-t-il publié une Anthologie de la poésie française toujours rééditée soixante ans plus tard ? (Remarquons au passage que Pompidou est absent de ce Dictionnaire amoureux, comme nombre d’hommes d’état – dommage, certains y avaient leur place aux côtés de Charles De Gaulle.) Certes, l’élégance, le désir de plaire semblent en voie de disparition – ou du moins n’ont-ils plus la même définition, le même sens, dans une société elle-même de moins en moins élégante ou plaisante, mais il suffit de gratter la surface moderne pour retrouver l’éclat de l’esprit français, ne fût-ce que dans des programmes scolaires qui font la part belle aux classiques, ou dans certaines élégances artistiques.
Qui dit Dictionnaire amoureux, dit subjectivité, dit choix – et donc haussements de sourcils de la part du lecteur, qui s’insurge avec le sourire, voyant une involontaire ironie à certaines absences. Ainsi, alors qu’Arditi, dans une belle préface, explique à quel point, à Istanbul, il avait conscience de la prégnance de la culture française, élevé qu’il était dans une famille où la langue française était la langue commune, et à quel point il l’a adoptée une fois arrivé en Suisse, et alors qu’il fait la part belle à quelques interprètes musicaux représentatifs de l’esprit français (Edith Piaf, Yves Montand, Georges Brassens ou encore Serge Gainsbourg), il oublie l’Arménien d’origine, Charles Aznavour, et l’Italien de naissance, Serge Reggiani – pourtant deux magnifiques représentants de l’esprit français, du moins entendus depuis la Belgique, et peut-être dû justement à leurs origines.
Mais c’est le propre du genre, donc : l’oubli, l’omission peut-être, en tout cas l’incomplétude, et au lieu de mégoter sur les absents, célébrons les présents. Car ce Dictionnaire amoureux pourrait servir de porte d’entrée pour qui se poserait la question de l’esprit français, de sa diversité, de son immanence, du moins pour ce qui est de la lettre et de la note – puisque l’auteur n’a semble-t-il que peu vu l’esprit français chez les manieurs de pinceau (pas de Fragonard ou de Delacroix ici, juste quatre pages sur l’impressionnisme, dont l’aspect scandaleux au sens biblique du terme semble seul intéresser Arditi) ou de burin (Puget, exit, et Rodin, le flamboyant Rodin, vingt et une malheureuses lignes sans réel fond), avec un accent particulier posé les XIXe et XXe siècles, les belles exceptions étant probablement les plus consensuelles (Saint-Simon, Talleyrand ou Vivant Denon). Ne boudons donc pas trop notre plaisir, et admettons que Metin Arditi, au travers de ce Dictionnaire amoureux de l’esprit français, parle au fond essentiellement de… Metin Arditi.
À cet égard, on aurait donc pu rejeter cet ouvrage d’un haussement d’épaule, le réduire à l’anecdotique – mais certaines entrées ont attiré l’œil, et Arditi y donnant une belle leçon d’honnêteté intellectuelle, rare, sensible et fondée, on a envie de célébrer cette honnêteté. Car en effet Arditi ose : il ose écrire à quel point Céline, Maurras et Brasillach, qui ont écrit des choses abjectes, injustifiables voire impardonnables, ont aussi pu toucher au sublime dans d’autres de leurs écrits. La justification de ce choix, elle se trouve dans une anecdote que raconte Arditi, relative à Rebatet : Georges Steiner avait voulu rencontrer l’auteur des Deux étendards, et avait recommandé à Alfred Knopf de faire traduire en anglais ce roman sublime ; il avait ensuite écrit à Rebatet, l’ancien journaliste de Je suis partout, ceci : « Sombre ironie que ce soit un juif qui recommande votre œuvre à un autre juif. Mais notre maladie héréditaire, c’est d’être juste envers ce qui est grand dans le monde de l’Esprit ». Cette justice, Arditi l’applique pleinement, et la preuve en est de la succession pour le moins surprenante de deux articles liés par l’alphabet : « Dreyfus, l’antisémitisme et l’antiantisémitisme, L’affaire », et « Drieu la Rochelle, Pierre ».
Dans ce dernier article, Arditi écrit des mots foudroyants, un autre appel à l’honnêteté intellectuelle dont on aimerait qu’il soit entendu : « ce dictionnaire ne se veut pas une fable […] l’on ne construit pas une histoire d’amour en se trompant de personnage, et […] Drieu rassemble en lui les qualités si françaises d’élégance formelle (si pas morale), de séduction et, à sa manière, d’allure ».
Voilà. C’est un Suisse francophone d’origine turque qui parvient à réconcilier l’esprit français avec lui-même, en lisant ou en entendant avec exactitude ce qu’il y a de grand chez chacun, sans pour autant s’aveugler face à la bassesse qui peut cohabiter avec cette grandeur – comme en tout être humain, et il faut lire l’article « Céline, Louis-Ferdinand » pour comprendre à quel point Arditi se pose des questions quant à sa propre éventuelle part d’« ignoble », incitant le lecteur à faire de même (que les choses soient claires : les opinions des auteurs susmentionnées, celles émises dans des pamphlets ou articles souvent nauséabonds malgré la lecture justifiante qu’en font leurs thuriféraires, Arditi les rejette en bloc ; l’auteur de la présente chronique, idem).
Dès lors, Arditi parvient à ce tour de force : alors qu’on allait hausser les épaules en sus des sourcils, et puisque son incitation à la justice intellectuelle ne peut que toucher toute âme sensible, le lecteur ne peut qu’adopter la même attitude envers lui, et considérer que ce Dictionnaire amoureux de l’esprit français est une ouverture, une invite à l’échange, à la papote, à la discussion. Et on le lit donc pour ce qu’il est : un aperçu subjectif, et peut-être est-ce aussi bien, par exemple, d’être confronté aux plus beaux vers signés René Char selon Arditi : ça incite à voir lesquels nous partageons, lesquels nous aurions choisis. Ce Dictionnaire amoureux de l’esprit français, par sa nécessaire incomplétude, en devient donc une ouverture vers l’infini, l’infini de la « Conversation à la française, L’art de ». Garçon, remettez-nous ça !
Didier Smal
Metin Arditi (1945) est un écrivain suisse francophone d’origine turque séfarade, dont l’œuvre a été primée à de multiples reprises. Son activité en faveur du « dialogue interculturel » l’a amené à être nommé Ambassadeur de bonne volonté, puis Ambassadeur honoraire par l’UNESCO.
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