Diane & Artémis (par Catherine Boré)
Bien avant d’arriver au square, Mme Sanders sentit une appréhension. Elle serra plus fort, à sa droite, la main de sa fille aînée, Clarisse, et s’accrocha à la poussette où dormait son petit Eugène. La corvée commençait : c’était l’heure de la promenade au jardin public. Celui-ci apparut au bas de la rue, enclos dans les barrières vertes que bloquaient deux adolescents nonchalamment installés à califourchon. Il faudrait leur dire de partir. Elle savait que le groupe de jeunes était déjà éparpillé sur les pelouses, bruyant, prêt à en découdre avec n’importe qui. Au moment de passer la barrière, elle fut légèrement bousculée par les deux garçons, qui avaient sauté trop près de la poussette, et s’étaient sauvés en riant très fort. Eugène, réveillé, se mit à crier.
Devant elle apparaissaient les premiers toboggans. Pas un banc libre alentour. Le soleil tapait fort, en ce début d’avril, et Mme Sanders regrettait d’avoir gardé son pull sous sa veste d’hiver. Tout le monde était déjà bras nus ou en tenue légère. Elle aurait dû mettre une robe. Et si seulement Eugène pouvait cesser de hurler ! Elle le sortit de la poussette et lâcha la main de Clarisse. Comment faisaient les autres mères pour surveiller simultanément deux enfants ? Il était impossible de s’occuper de l’un sans commettre une grave imprudence, qui pouvait être fatale à l’autre.
L’imagination de Mme Sanders la projetait d’emblée vers le pire : chute, agression, rapt, disparition. Elle anticipait le coup de sécateur sanglant d’un jardinier maladroit happant une petite main malencontreusement dissimulée sous la feuille. Mais elle redoutait tout autant le promeneur équivoque et désœuvré, sortant d’une poche de son imperméable une poignée de bonbons louches. Ou encore la barrière mal refermée par où s’échapperait le petit imprudent, et quelques instants plus tard, le terrifiant crissement de pneus qui signalerait le choc fatal, auquel répondrait en écho le bruit du corps projeté sur la chaussée, une petite chaussure d’enfant restée seule au milieu des pavés.
Et justement ce jour-là, en une seconde, Clarisse disparut du champ de vision de Mme Sanders, cette mère névrotique et assommante.
Laissons-la chercher quelque temps.
Clarisse bondissait, libre de ses deux mains, qui battaient l’air pour attraper quelque chose, n’importe quoi, des pigeons occupés à l’amour, la poussière qui papillonnait dans la lumière, ou seulement rien que l’air délicieux de ce jour de printemps.
Même la course dans le sable, avec les grains qui se glissaient entre ses doigts de pied, était délicieuse, et elle savait que tous ces gens étaient comme elle, ivres du soleil nouveau, et qu’il y avait des centaines d’amis qui l’attendaient pour jouer tout son soûl jusqu’au soir.
Elle suivit l’allée qui menait au grand toboggan, où s’activait déjà Lilia. C’était sa première amie, elle la connaissait depuis ses débuts au square, où elles s’étaient rencontrées. Lilia, petite brunette de 7 ans, s’était immédiatement rangée sous la protection de Clarisse, 9 ans, qui, grande et robuste, avait trouvé naturel de continuer à jouer auprès d’elle le rôle d’aînée auquel elle était habituée.
Clarisse avait son idée. Pas de toboggan aujourd’hui. Elle avait inventé un jeu bien meilleur, avec l’histoire des déesses doubles, Diane et Artémis. Dans « La Mythologie résumée », qu’elle avait reçue pour Noël, deux gravures l’enchantaient : une grande femme en tunique courte, entourée d’animaux, avançait avec à la main un arc, comme un homme ; et puis l’autre, sur un vase, montrait des guerrières, les Amazones cuirassées, combattant les Athéniens. Elle avait fait le choix de Diane, mais elle ne dédaignait pas de se transformer en Artémis car elle ne savait pas très bien la différence. Et puis un jour, elle avait découvert, en regardant un dessin animé, que Wonderwoman, avec son lasso magique, son bouclier et ses manchettes capables d’arrêter les balles, se nommait aussi Diane ! Et qu’elle était la fille d’une Amazone ! Alors, c’était sûr, les filles pouvaient surpasser les garçons, et combattre comme eux : elle serait leur déesse, et Lilia serait sa fidèle adjointe, et, bon, finalement, Lilia pourrait s’appeler Artémis, comme ça elles auraient deux fois plus de pouvoir.
Il fallait juste trouver une bonne histoire.
– J’ai l’arc et les flèches.
– Où ?
– Dans ma tunique, fit mystérieusement Clarisse.
Les fillettes se donnèrent la main et coururent jusqu’à la fontaine où se pressait une petite foule d’enfants avec leurs seaux. Les adolescents de la barrière les empêchaient de les remplir et leur jetaient de l’eau. Mais Diane, d’un battement de cils, les transforma en sangliers et Artémis décocha sur chacun une flèche d’or. Ils s’enfuyaient en grognant ou en ricanant, et la troupe des petits humains venait, pleine de gratitude, apporter aux déesses des offrandes de smarties et de marshmallows.
Clarisse ne demandait qu’à reprendre sa course sportive mais Lilia, un œil sur les friandises, traînait un peu et avait enfourné, par précaution, deux oursons en gélatine jaune et verte.
– T’en as d’autres ?
Un grand d’au moins dix ans leur barrait le chemin. Elles l’inspectèrent. Il n’y avait rien à craindre. Le ton n’était menaçant que pour les novices ; en plus, elles étaient deux.
Sans répondre, Lilia chercha sa plus horrible grimace provocatrice, les yeux révulsés, la bouche étirée juste assez pour faire passer la langue, tandis que le nez retroussé jusqu’aux yeux ou peu s’en faut, laissait voir deux trous béants.
La brise d’avril passait, fraîche et parfumée. Une pluie blanche et rose de fleurs de marronniers aveugla la pelouse, elles dirigèrent leur char vers ces nuages qui les dissimulaient aux regards des mortels.
Le grand, vaincu, avait tourné le dos.
Une cohorte de poussettes arrivait à la queue-leu-leu, depuis le massif fleuri, s’arrêtant juste au bord de la pelouse où il était interdit de marcher.
Clarisse et Lilia connaissaient bien les guerrières de cette tribu et les redoutaient beaucoup plus que les adolescents, qui s’étaient maintenant regroupés à l’ombre maigre d’un sycomore tout rabougri, pour fumer sans témoins.
Le groupe des nouvelles venues jacassait et n’avait pas l’air de prêter attention aux marmots sanglés dans leur habitacle, rouges coquelicot, auxquels on n’avait pas du tout cherché à enlever leurs vêtements trop chauds. Certains petits bonshommes n’avaient pas même la ressource de parler pour attirer l’attention. Ils bavaient, la sucette fixée autour du cou, et méditaient, résignés, tandis que les matrones préposées à leur garde, indéboulonnables sur les bancs placés en arc de cercle devant les pelouses, ponctuaient d’éclats de rire leurs incompréhensibles palabres, ou s’exclamaient à l’adresse de leurs portables brandis en paravent devant leurs yeux, contre le soleil qui les empêchait de bien voir leurs messages.
Les fillettes hésitaient à sortir du carquois l’arc et les flèches, étourdies par les sonneries criardes des portables, désarçonnées par l’ampleur de l’espace soudain occupé, et qui les privait du premier rôle.
– Il faudrait les chasser, dit Clarisse-Diane d’un air résolu.
– Elles sont vraiment beaucoup, tu ne trouves pas ?
Lilia-Artémis jetait des yeux inquiets sur le groupe compact des nounous, qui avait placé la rangée des bébés en première ligne, alors qu’apparaissaient aux ailes droite et gauche, des auxiliaires plus redoutables, des enfants plus grands et moins malléables, armés de pelles et de râteaux, et qui n’hésiteraient pas à s’en servir pour arriver jusqu’à elles et les attaquer. L’affrontement était inévitable.
Venue d’on ne sait où, une poignée de sable vola, et Clarisse eut à peine le temps de penser : « La pluie d’or ! un bon présage ! » qu’une dizaine de gamins, courant aux cris terribles de AOUHH !!, encerclait les déesses. Sous la poussée, Lilia tomba et lâcha le sac de bonbons mais Clarisse, dressée de toute sa taille, les bras écartés, le pied obstinément planté sur le sac, sentait rayonner en elle une force immense. Elle fermait les yeux, aspirait l’air parfumé, grisée par le soleil neuf, invincible. Elle avait en face d’elle des assaillants patauds comme de jeunes chiens. Comme elle se sentait forte ! Dans la bousculade, elle recevait de grands coups de pied, envoyés par des gaillards habitués à taper dans des ballons, mais vraiment, elle ne sentait rien. Elle s’efforçait de faire barrage à la horde qui commençait à piétiner Lilia toujours à terre ; c’était tout ce qui comptait. La petite, sa tête brune endolorie, avait aussi l’œil enflé et rouge, car son visage avait été ensablé dans la chute, mais elle ne disait rien et elle se demandait si on jouait encore. Le sac rempli de crocos, nounours et « happy-cola » était tout ouvert, et mélangé de sable, mais restait sauf, sous la sandale implacable de Diane.
A l’autre bout du jardin, l’appel désolé de Madame Sanders « Clarisse ! Clarisse ! » tenta de franchir les mètres et les distances. Eugène faisait une petite moue docile, incertain sur ses jambes dodues. Il regardait sa mère avec inquiétude, ses grands yeux bleus ne cillaient pas mais sa bouche se rétrécissait en tremblant. Mme Sanders ne parvenait même pas à entendre sa propre voix, elle regardait autour d’elle, incapable de faire un geste, les enfants inconnus qui jouaient accroupis sans la regarder. Et elle disparut peu à peu du paysage, ses cris de paon étouffés, sa silhouette évanouie.
Sans raison, aussi vite qu’ils avaient fondu sur les fillettes, les garnements s’égaillèrent soudain jusqu’aux agrès réservés à la tranche 10-14, où ils monopolisèrent les filets d’escalade.
Clarisse les regardait avec envie ; elle sentait croître sa force ; sûre de son corps invulnérable, elle savait qu’elle pourrait grimper dans les grosses mailles ballottantes du filet mieux et plus vite qu’un garçon, en lançant haut sa jambe pour accrocher la plate-forme ; et de là, il fallait s’élancer une fraction de seconde dans le vide, agripper le mât en acier étincelant, et puis se laisser glisser à toute allure jusqu’en bas. Elle venait de trouver le lieu le plus passionnant du jardin, cette citadelle à attaquer.
Pourtant Clarisse hésitait ; à ses côtés Lilia clopinait en silence, l’œil tuméfié, le genou encore gros de sable ; elle ne pouvait pas l’abandonner. Cette pensée la fit sursauter. Elle eut pitié de sa mère, de son petit frère, de Lilia. La vie était compliquée.
Catherine Boré
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