Deviens ce que tu es. Pour une vie philosophique, Dorian Astor (2ème critique)
Deviens ce que tu es. Pour une vie philosophique, 161 pages, 14,90 €
Ecrivain(s): Dorian Astor Edition: Autrement
Deviens ce que tu es est l’une des injonctions les plus célèbres de la philosophie, attribuée à Nietzsche alors qu’en réalité elle a été inventée par le poète grec Pindare. Promesse marketing redoutable, elle a été utilisée comme slogan par la marque Lacoste et détrône aujourd’hui le moins vendeur et plus introspectif, Connais-toi toi-même de Socrate.
Si la formule « deviens ce que tu es » est séduisante de prime abord, elle n’en demeure pas moins difficile à décoder. Comment devenir ce que l’on est quand on ne sait pas qui on pourrait être ? C’est pour cette raison que Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, nous apporte un éclairage stimulant sur ce que pourrait signifier cette phrase « piège » à travers son essai Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique.
Ce livre débute par un prologue saisissant. L’auteur évoque des retrouvailles avec un ami qui lui demande « Qu’est-ce que tu deviens ? ». Cette question a priori banale que nous envoyons régulièrement comme des missiles à ceux que nous n’avons pas croisés depuis un certain temps n’est pourtant pas anodine. Elle comporte une injonction cachée : celle de devoir « devenir ». Il est interdit de rester soi-même… Pourquoi doit-on devenir ? La première victoire sur soi reste la connaissance, qui est une victoire bien supérieure à celle que l’on peut avoir sur les autres. Comme le souligne Dorian Astor : « L’important n’est pas ce qui s’est passé, mais par quoi cela est passé ». Entre déterminismes et liberté, où se joue le destin d’une personne ?
Afin de saisir le sens profond de Deviens ce que tu es, l’auteur nous fait voyager à travers la philosophie et la mythologie grecques. Connaître, c’était déchiffrer les signes qu’Apollon déposait dans la nature. « La connaissance se dit du déchiffrement des signes que l’éclat apollinien de l’apparence révèle de la nature cryptée, de tous les signes (symboles, mythes, métaphores, formes sensibles), qui tracent, délimitent, instituent l’être qui, sans cela, reste voilé par le mystère de l’indétermination ». Chez les Grecs, l’indéterminé souffrait d’un « déficit d’être ». Il était important de « s’individuer ». Trouver le juste milieu constituait une vraie préoccupation.
L’individu est une synthèse, il est nécessaire de « rogner le chaos pulsionnel » et de dire oui à la contradiction.
Attention de ne pas tomber dans le piège des injonctions faciles comme « the start up of you ». Inconsciemment, « Deviens ce que tu es » dans la société désigne ceux qui « réussissent », ceux qui préservent leur capital : capital santé, capital joie de vivre, investissement en soi-même. Le capitalisme effréné et le consumérisme vorace détournent à souhait cette formule à leur profit. Il s’agit d’une bifurcation dangereuse de ce concept philosophique qui invite à dépasser ses contradictions, et non pas à les ignorer.
Venons-en à Nietzsche : qu’a voulu signifier notre philosophe à coups de marteau à travers son « Deviens ce que tu es » ? Cette injonction permet-elle de s’endurcir pour mieux se connaître, un peu comme le sculpteur d’une pierre brute ? Le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche peut se comprendre dans les rôles subtiles que jouent Apollon et Dionysos dans son œuvre. Dans La Naissance de la tragédie, Apollon et Dionysos s’opposent (contradiction). Mais dans Ecce Homo, « Dionysos est à la fois dieu des chaos en devenir et dieu de l’apparence et de la lumière ». « Devenez durs », « tel est le signe véritable d’une nature dionysienne », écrit Nietzsche. Pour embrasser la volonté de puissance et devenir ce que l’on est, faut-il être alors nécessairement dionysien et apollinien, et dépasser ainsi ses contradictions ?
Dorian Astor réussit dans ce livre à nous démontrer que derrière une simple formule se cache en réalité une forêt de concepts philosophiques, un enchevêtrement de chemins quasi-impossible à dénouer, du moins que par la pensée. Ce livre est court mais attention, il nécessite une bonne culture philosophique pour pouvoir apprécier la subtilité des théories exposées.
Après la lecture de ce livre, on peut alors se demander pourquoi certains d’entre nous deviennent nietzschéens, d’autres kantiens ou encore cartésiens. Pourquoi choisir un camp philosophique alors qu’il existe une pluralité de chemins ? Sommes-nous convaincus que certains philosophes détiennent davantage la vérité que d’autres, ou « sa vérité » ? Faut-il au contraire tuer ses idoles pour enfin devenir ce que l’on est ?
« C’est à la pointe de notre ignorance qu’émerge notre meilleure sagesse ».
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
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