Dévastation, La question du mal aujourd’hui, Dominique Bourg (par Marc Wetzel)
Dévastation, La question du mal aujourd’hui, Dominique Bourg, Puf, septembre 2024, 320 pages, 18 €
« Nous préférons voir sombrer le navire plutôt que de voir nos noms effacés de la coque ! » (Mark Lilla)
Le titre de ce livre est bien choisi, puisque sans appel (la ruine, le saccage, la destruction à la fois de la vie et de ce qui fait vivre… y sont entendus sans ambiguïté), mais le terme même de « dévastation » a une étrange étymologie. Si « vastare » (ou « devastare ») en latin désignait déjà l’action de ravager et ruiner, c’était au sens de faire le vide, de rendre désert, de « désoler » les lieux, car « vastus » (qui a donné notre « vaste ») renvoie, non du tout à une ampleur disponible et confortable, mais à une étendue pour rien, ou de rien, un forum abandonné de ses occupants, un site vidé de ses défenseurs, une mer immense qui disperse et désoriente… La « vastitude » est donc d’abord négative, l’effet de dépeuplement par une reddition, un incendie, ou, au sens figuré, l’état d’une âme stérilisée par le remords ou égarée par sa propre insatiabilité.
« Dévaster », c’est donc : rendre inhabitable un espace, soit en éliminant ses habitants, soit en ravageant leurs conditions de vie, et la « dévastation » fait périr, moins du fait d’un conquérant impitoyable que d’un saboteur méthodique : l’idée sous-jacente est que l’immensité est difficile à ordonner ou entretenir, et que, en vidant délibérément un endroit de sa propre habitabilité, on détruit tout ce qui pouvait jusqu’alors y et en vivre. La dévastation est, en quelque lieu, destruction des conditions de possibilité mêmes de la vie qui s’en assurait et s’y contrôlait. Alors, lorsqu’une forme de vie (l’humaine !) semble se charger de saper méthodiquement elle-même sa propre continuation, par production de véritables « dommages transcendantaux » (p.83), comment appeler autrement que « mal radical, absolu et ultime », comme le fait Dominique Bourg, cette auto-dévastation ?
« Avec les guerres contemporaines d’anéantissement ou la catastrophe écologique en cours, nous avons bien affaire à une montée en gamme de l’expression du mal. Et force est de constater que nous sommes arrivés au bout de l’aventure possible. Nous nous sommes en effet placés sous la menace conjointe des ogives nucléaires et de l’effondrement à petits pas du vivant sur Terre. Dans les deux cas, il s’agit de nous détruire, d’une guerre contre nous-mêmes et qui en passe par la nature. De façon frontale avec la guerre écologique, de façon indirecte avec l’apocalypse nucléaire : en jouant sur les lois physiques et en passant par l’hiver nucléaire. Dans les deux cas, au-delà de nous-mêmes, l’ennemi est la vie sur Terre. Impossible d’envisager pire : ruiner la vie revient à agir comme si l’univers, au moins dans cette portion qui nous est familière et qui peut être la seule à la porter, n’aurait jamais dû la favoriser. Difficile d’imaginer un amour plus grand pour le néant. Il est ainsi fondé de parler de mal radical, absolu et ultime » (p.72).
Ce qu’il faut comprendre, donc, c’est le moteur de ce moderne et contemporain auto-sabotage de la condition humaine (en tout cas de la situation terrestre de l’humanité). Pourquoi se l’être rendue peu à peu invivable, en une sorte de « logique maléfique », où politique, économie, science et religion semblent avoir combiné leurs respectives parts de destructivité (domination, compétition, ingénierie opératoire et fidélités fanatiques) au détriment de leurs évidents versants créateurs (civisme, coopération, élucidation du réel et respectueuse contemplation du mystère) ? Pourquoi l’action de l’homme a-t-elle ainsi fait (sans grande chance de rémission, ni voie de retour) le malheur – présent, et ne pouvant désormais que grandir – de sa condition ? Question formidable qu’après Freud, Bernanos, Adorno, Ellul ou Serres, Dominique Bourg ose se (et nous) poser : notre progrès était-il donc fait pour nous condamner ? En devenant consciente d’elle-même et rationnellement comptable du monde terrestre, est-ce librement ou non que l’aventure humaine s’est faite, ainsi, suicidaire ? Car la réalité est là : l’humanité actuelle souffre mortellement de son propre génie. Sa récolte vient tuer le prodigue semeur : pourquoi ?
Le sous-titre du livre (La question du mal aujourd’hui) le suggère sobrement : l’humanité a mal à ce qu’elle a fait d’elle-même. Car le mal, bien sûr, c’est d’abord la douleur : commettre le mal, c’est d’abord faire délibérément souffrir (torture, chantage, persécution… le montrent aussitôt). Et la douleur est animale (plutôt que végétale) parce que la « nociception » (pouvoir éprouver des sensations pénibles et fâcheuses) suppose la sensori-motricité (restée diffuse ou sommaire dans les plantes), et tient à l’impossibilité pour l’organisme animal de se séparer de lui-même, d’isoler, en lui, quelque chose de lui-même qui lui nuit (alors qu’un végétal, moins coordonné, peut « couper les ponts » avec une partie irritée ou malade de soi, et continuer en ne demeurant pas strictement contemporain de lui-même). La douleur est donc le revers de l’unité animale avec soi, qui produit autant plaisir (inconnu du végétal) que douleur (qui est donc comme une solidarité forcée ou subie avec ce qui en nous dysfonctionne ou sort de son normal rôle). Et même si le mal acquiert ainsi les plutôt rares qualités de la douleur (avertir, alerter, remobiliser), tout mal hérite aussi des ingrates modalités de la douleur, elle qui rompt l’équilibre, la réciprocité et la viabilité, partout où elle arrive. C’est pourquoi Dominique Bourg observe légitimement en toute manifestation du mal un pareil « surplomb » illégitime (qui rend la douleur spontanément imparable), une irréciprocité délibérée (elle n’écoute pas ce qu’elle déstabilise, et ne négocie jamais ce qu’elle inglige), un ruineux dérèglement (l’ordre valide ne s’applique plus à la situation qu’elle trouble). Le mal (actuel et résultant) que se fait l’humanité est bien une démultiplication (en « accumulation » et « intensité ») du rythme et du style habituels de toute souffrance : l’agressivité unilatérale et transgressive. Celle même de « la guerre mondiale », comme Serres appelait, en 2008, la guerre que les hommes font au Monde, « prenant pour adversaire le vaisseau même sur lequel ils sont embarqués », guerre – jugeait-il, qu’ils ne peuvent que perdre, puisque la mort du Monde signera la leur, et, inversement, leur (souhaitable) défaite face au Monde abolira toute conscience de sa (méritée) victoire.
Souverainetés toujours plus oppressives, violations de la règle d’or (en ne s’abstenant plus de ce qu’on ne supporterait pas qu’on nous fasse), et dérèglements de plus en plus durables et de moins en moins contrôlables… il y a décidément quelque chose d’authentiquement (et horriblement) sadien – remarque notre auteur – dans le crime environnemental dont nous sommes à la fois auteur et victime, car Sade fait décrire (et souhaiter ardemment) à l’un de ses personnages, dans Histoire de Juliette, le crime pire que parfait, « le crime aux effets éternels », le forfait outrepassant la finitude de tous les autres, le sombre prodige d’une dévastation posthume :
« Je voudrais trouver un crime dont l’effet perpétuel agit, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eut pas un seul instant de ma vie, où même en dormant, je ne fus cause d’un désordre quelconque, et que ce désordre pût s’étendre au point qu’il entrainât une corruption générale ou un dérangement si formel, qu’au-delà même de ma vie, l’effet s’en prolongeât encore » (cité, p.43).
Quel est le ressort de ce crime environnemental ? Imposer à la nature un monde d’artifices et de processus qu’elle ne peut ni parer, ni assimiler, ni contredire. Et son caractère fatal et inexpiable vient simplement de ce que cette « nature » numérisée, polymérisée et reprogrammée que nous produisons est incompatible avec cette nature même qui nous a précisément permis d’en prétendre produire une autre. Nous opprimons la nature de ce qu’elle ne peut justement pas réduire, en se l’ajoutant à elle-même (par exemple, un insecticide industriel n’est plus éliminable, puisqu’il détruit la forme de vie même qui pourrait le dégrader), exactement comme la guerre inter-humaine consiste à détruire la puissance même qu’aurait l’autre camp de limiter la nôtre.
On laissera découvrir les thèses passionnantes de l’auteur sur l’origine tant historique que culturelle de cette « dévastation » (qu’il voit s’amorcer dans la domestication agricole du Néolithique – « travaillant » pour la première fois la nature comme pur stock de ressources – « Tu vas nous cracher, en silence, les seuls types de nourriture qu’on t’indiquera ! » – et s’accompagnant des dominations par les enrichis de ceux qu’ils y font travailler (des esclaves, ouvriers ou otages des empires agraires), et par les hommes des femmes qu’ils privent justement du pouvoir devenu vital de travailler, sur son prolongement et sa systématisation par l’invention de l’écriture et de la comptabilité, la « révolution mécaniste » du XVIIe siècle européen, les « Lumières » imaginant que comprendre saurait tenir lieu d’aimer etc., bref : l’imposition au monde vivant d’une rationalité qui l’a forcé à se rendre autrement réel qu’il n’avait su, jusqu’ici, le demeurer ! L’objectivité (qu’on lui impose et attend désormais d’elle) n’est pour la nature qu’une réalité d’emprunt, car les dualités humaines du vrai et du faux, du rentable et du réfractaire, du transcriptible et de l’indéchiffrable, qui entendent réorganiser complètement son cours, rendent en quelque sorte analphabète et stérile l’efficience propre et principielle de la nature (qui, elle, écrit l’auteur, « ne cherche pas la performance, mais la robustesse », p.299), et condamne ainsi, en quelque sorte, l’âme du monde au silence, et tous ses sols possibles à l’épuisement ! L’auteur rapporte un propos précis et décisif de Michel Serres d’il y a cinquante ans :
« Domestiquer la vie, en tous les sens imaginables. Plantes, animaux, hommes. Les femmes d’abord. Prendre le droit de plier la vie à ses vues, de la détruire, sinon. La théorie, à l’instant même, épousait déjà l’anéantissement possible du vivant en général » (cité, p.260).
Tout se passe comme si la nature avait évolutivement confié l’ouverture de son secret à une espèce de voyous braillards et bousilleurs, qui se sont donné le droit de la désorganiser et dégrader de fond en comble pour en forger les moyens de réussir à la « comprendre ». Et, de fait, le savoir moderne a à peu près tout saisi de la nature (son fonctionnement à la fois impérieux et aléatoire, sa grandiose intendance) sauf l’essentiel : ce qu’elle attendait de nous, ou plutôt : ce que, en nous produisant, elle visait d’elle-même. S’imaginant peut-être trouver en nous (son espèce rationnelle, libre et consciente) un guetteur sobre et un témoin loyal, la nature ne se sera dégoté qu’un ahuri poutinien et muskisé qui, en lui déclarant tout récemment une absurde guerre de l’intelligence, est en train, en effet, de parachever la dévastation de la sienne.
Notre auteur ne désespère pourtant pas : pourquoi les « turpitudes dans lesquelles nous nous enfonçons » seraient-elles le dernier mot de l’espèce imaginative ? Ne sommes-nous pas encore assez malins (et amoureux de la vie) pour « désoler » notre haineux et mesquin prométhéisme et dévaster en finesse notre dévastation même ?
« Signalons l’actuel essor des droits de la nature (Serres, Bourg lui-même, Bourgeois-Gironde), l’idée de biorégionalisme (Agnès Sinaï, Rollot et Schaffner, Sophie Gosselin et David Gé Bartoli), le mouvement en faveur de l’émergence de nouvelles forêts primaires (Francis Hallé), et plus largement les propositions de renaturation ; l’émergence de sensibilités nouvelles au vivant, de spiritualités ancrées dans la nature, qui finissent par dessiner un nouveau paysage socio-naturel. Il n’est pas difficile de discerner dans toutes ces évocations autant de jeunes pousses en harmonie avec l’agroécologie, plus largement avec le refus de diverses postures de domination et de quête éperdue de la puissance, qui laissent imaginer l’essor d’une ou de civilisations nouvelles » (p.300).
Marc Wetzel
Dominique Bourg est philosophe, professeur honoraire de l’université de Lausanne, directeur de la revue La Pensée écologique (lapenseeecologique.com) et directeur de Collections aux Puf. Parmi ses derniers ouvrages parus : Au cœur des années affreuses, sales et méchantes (Puf, 2023) ; et Voix de la Terre (Puf, 2024).
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