Devant toi le jour, Ana Brnardić (par Marc Wetzel)
Devant toi le jour, Ana Brnardić, L’Ollave, juillet 2021, trad. croate, Vanda Mikšić, Brankica Radić, 63 pages, 13 €
« Du sol poussent de grandes oreilles qui nous servent
à communiquer. Nous ne comprenons pas un mot,
mais nous suivons le tâtonnement des langues » (p.14)
L’inspiration poétique, c’est comme une vie propre de la langue venant envahir la pensée. Et quand la langue (croate ici) est inconnue, il reste une vie tout court qui submerge la pensée. Cette vie se tient (on devine, grâce aux deux traductrices, sa cohérence, sa précision, sa fluidité ; on l’assimile même en voyant et entendant, aux Voix Vives de Sète, ce 24 juillet 2021, Ana Brnardić, 41 ans, lire parfaitement des textes à nous inintelligibles, mais qui sont manifestement à eux-mêmes l’unique arbitre de leurs harmonies physiologiques, de leurs affinités sonores, des nuances s’entre-visitant). La poète est là, calme, belle et juste, mais la vie des mots dépasse tout ce qu’elle peut en attendre et fixer : pas d’autre clairière dans leur « forêt vierge » que l’autorégulation d’un immense et inépuisable débit de sens. Comme dit le premier texte du recueil :
« J’ai pris trop de graines et les ai jetées à mes pensées
qui se sont mises à courir dans la cour. Je les ai jetées à l’eau, au ciel,
aux chaussures. Mes pensées, d’abord limpides et fermes,
se sont faites de plumes, de rainettes charmeuses, de calices et de pistils.
Des plantes grimpantes se sont accrochées à mes paupières, la fougère
a explosé dans ma pupille.
Je voulais, par un paisible mouvement des doigts, noter deux ou trois mots,
mais de nouveaux mots naissent du feuillage, des petits corps d’oiseaux et de grenouilles
et taillent à mes pensées un costume infini de forêt vierge » (p.11)
La constante profondeur du propos est authentique, malheureusement justifiée par une descente aux enfers de sa condition native : la guerre d’ex-Yougoslavie se déclarant alors qu’elle a onze ans (p.36), le deuil difficilement fait d’un destin de garçon (!) rustique, fonceur et malicieux (p.55), une perméabilité dangereusement hospitalière au pire, à l’amertume, au fortuit, à l’informe, au suppurant, à la torpeur (partout dans le livre une sensibilité hostile à elle-même, avec des images simples et terribles, comme cette « soupe froide qui flotte dans la paume », p.19), enfin l’expérience très singulière d’une humanité comme animalité vidée d’elle-même, et qu’il faut bien remplir d’ingrédients risqués et baroques : piments, graines de plafond, rêves à vomir, cloches et papiers d’abreuvoir, etc. La poète, évidemment vaillante et perspicace, éclaire les choses au mal même qu’elle eût à les maîtriser, à sa peine de s’y tenir, à l’incongruité même de les obtenir :
« Pas facile de descendre dans une pensée profonde, même quand
les marches le long de la colonne vertébrale sont bien éclairées, même quand
tu enfonces tes bras jusqu’aux épaules dans une boîte, dans un livre,
ou quand tu descends un lierre et plonges dans une casserole, dans la chair noire du jour » (p.13)
Partout, dans ce recueil, une galerie formidable de médiateurs de présence douloureusement inspirés : des animaux, des parents, une sœur, un jeune musicien fou, des voisins de vie pressants et pressés. Les animaux d’abord, globalement insaisissables pour nous (et même les uns pour les autres), mais tels qu’on a tout à apprendre de cette vie irréductible des corneilles, lézards, loups, escargots… alors que les humains n’ont, eux, de sens que saisissables, et de valeur que s’ils peuvent se penser et se peser les uns les autres : c’est par besoin même de se comprendre qu’ils s’entretuent. Ici donc, par contraste, une inspiration animale, mais par l’éloignement, et sans fabliau ! Malgré l’extraordinaire imagination sensori-motrice d’Ana Brnardić, et la myriade de départs incessants de récits possibles depuis ses images, aucune histoire ne s’y poursuit assez pour faire fable : une « morale » tirée d’exploits ou d’échecs animaux serait de toute façon trop complexe à formuler et mettre en œuvre. Simplement, l’incompréhensibilité animale vient ici illustrer l’humaine :
« Autrefois le loup était déguisé en professeur de musique.
Il a donné sa démission, il a détaché une feuille d’une brindille,
il s’est désinscrit de l’arbre comme un automne exalté
et a mordu sa famille en plein
dans leur pain et leurs attributs bourgeois » (p.35)
Les parents et grands-parents ensuite : leur ingrate tâche est de nous protéger d’un réel dont ils font eux-mêmes partie ! Ils doivent péniblement veiller à ce que notre maturation nous vienne, non d’eux justement, mais du monde. Ils doivent s’écarter du chemin même qu’ils ouvrent, serveurs paradoxaux d’une table rase !
« La première nuit de la guerre
grand-mère nous enveloppe dans l’édredon,
éteint la lampe vacillante et baisse le couvercle des ténèbres,
nous écoutons son ronflement serein,
il nous transporte vers le matin (…)
Nous nous précipitons dehors, lombrics jeunes et sans odeur,
à peine frôlés par la verdure glacée,
et nous nous débarbouillons dans le jardin,
nous nous accroupissons dans l’herbe nue » (p.37)
La sœur, magnifiquement restituée, et analysée au plus juste : la sororité est ici l’intimité utile, la seule familiarité objective. Chaque sœur peut lire ses conditions filiales dans celles de l’autre, analogues. On peut y voir quelqu’un savoir ou non faire quelque chose de traits, inflexions, carnations, tics et démarches qu’on partage. L’autre fusionnelle est pourtant la contemporaine la plus éclairante. Les silhouettes fondatrices des sœurs (derrière lesquelles, seulement, avancent vers nous arbres et étoiles) nous font comme une espèce relationnelle, livrant des paradigmes de chair et d’os, des modèles hors-vitrine, in vivo – tendrement tragiques, irremplaçablement maladroits :
« Il est bien d’avoir une sœur. La sœur s’épanouit tôt,
avant les plantes, avant la lune
et les animaux à plumes.
Elle est la première lumière sous le toit qui ne soit divine. (…)
La sœur, c’est la ressemblance des doigts,
l’écart entre les yeux est la mesure du bonheur,
bref, la sœur c’est quelque chose de très simple,
une brique de lait noir.
Et surtout, un verre renversé, tombé
de la table à manger » (p.39)
Deux poèmes mystérieux évoquent aussi un jeune homme devenu musicien fou, ayant choisi (?) de refuser son propre génie, car – glacé par la dépression ? emmuré par l’autisme ? – il n’aura pas laissé son art déployer (par lui-même, et pour elle) l’élan de sa volonté. De cette folie mâle, on ne saura rien, sinon qu’elle n’a pas eu d’issue (même par la porte où nous entrons accéder à lui, le psychotique ne peut sortir ; la porte de la raison chez lui ne s’ouvre que du dehors et par ses propres mains, et c’est pourquoi le fou le demeure) :
« Écoute, écoute, a-t-il dit. Pour entendre,
il te faut envelopper le corps dans des feuilles de plantes amères.
Tu vas t’évaporer jusqu’aux oreilles, et dans les calices je te verserai
un peu de Mahler noir. (…)
Les parents ont tapissé l’appartement
d’or et d’orchidées de coton
avant de fuir leur fils fou (…)
Pourquoi pressait-il une telle somptuosité musicale en lui
avec cette pierre à fermenter ?
Pourquoi à la place d’un jardin tropical a-t-il cultivé en lui
cette boîte noire silencieuse ? Je ne sais pas » (p.45)
Enfin, les voisins toxiques, ceux des contemporains qui justement désynchronisent ou déstructurent notre advenue au meilleur. Le difficile, semble-t-il, pour une jeune fille est de trouver envers et devant elle des sortes de désirs déjà résolus et tout-faits, alors même qu’elle grandit encore et hésite. Il lui faut ainsi faire attention à ceux (et celles) qui n’ont justement pas formé la leur à l’égard du bien. Anticiper sur un aveuglement dont on n’a pas même encore rencontré le regard ! C’est là, peut-être, que des scénarios de croissance du juste désir sont disponibles au musicien. Notre poète suggère extraordinairement ce respect humain de la timidité vitale :
« Je n’ai que treize ans et je convoite une autre patrie,
qu’elle soit grise, qu’elle soit verte, qu’il n’y ait pas de garçons
mais des arbres qui bourgeonnent : à part les bourgeons,
j’ai des narines étroites, l’allure d’un saule
et il est bien que notre attention soit détournée par une musique
car je ne sais que faire de mes mains
sauf me couvrir les joues.
Les joues qui sont toujours assiégées par le sang,
deux petits bûchers,
roman de la Rose.
J’ai des bourgeons qui ont fleuri.
Quand la musique est descendue jusqu’aux notes les plus graves,
un doigt a gratté le fond de l’eau.
Devenir adulte se déroulait dans le silence,
de sorte que ceux qui devaient nous sauver
ne puissent arriver à temps » (p.42)
Reste le titre même du recueil. Devant toi, le jour, l’expression retrouvée page 22, y ajoute aussitôt : Derrière toi, le jour. On est donc ici, non pas aimanté par une trouée ou une lucarne, mais cerné par une impartiale clarté. Partout autour de toi, semble dire Ana, du « jour » est disponible, de la présence saisissable est assurée : le monde vrai garde lumière propre, en source non-obstruée. Le jour « fatigue » dit-elle (la clarté exige méthode usante), mais il se mérite. Un très beau poème (La promesse de la nuit, p.49) indique que toute nuit blanche est à proscrire, car cela revient à affamer le jour qui suit (« Après une nuit blanche (…) que pourrais-je donner à cette journée » ?). Le fêtard terrassé traînerait une honteuse somnolence durant le Jugement Dernier ! À l’inverse, le meilleur de l’expérience universelle est la vigilance poétique même, montre la poète en sauvant un rouge-gorge d’un monde dont elle fait partie ! Ana Brnardić a la gémellité panthéiste, et la métempsycose humanitaire :
« Ce matin j’ai trouvé un rouge-gorge dans la rue.
Pendant que son feu palpitait sur le trottoir,
j’ai trouvé deux cents raisons pour penser
que c’était une amie à moi que je devais sauver
de la corneille sur le toit voisin, de la chaussure
de l’ouvrier somnolent, de ma langue de serpent,
de son propre petit cœur bête.
Si je sauve ce rouge-gorge,
un royaume sauvage nous embrassera
et nous accolera pour ne plus faire qu’une, comme au début,
quand nous étions sauves » (p.54)
Brankica Radić, sur la quatrième de couverture, parle excellemment d’une « expérience poétique fraîche et profonde comme l’ombrage d’une forêt envoûtée ». Le monde d’Ana Brnardić, quoi qu’il en soit, a l’ensorcellement responsable !
Marc Wetzel
Ana Brnardić est née en 1980 à Zagreb. Universitaire, violoniste, traductrice, son œuvre poétique, récompensée par plusieurs prix littéraires, est traduite dans une vingtaine de langues. Très activement et finement engagée, par ailleurs, dans l’animation et le rayonnement de la littérature croate actuelle. Une belle – douce et incisive – présence !
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