Deux femmes à Dresde (par Charles Duttine)
« On ne se console pas des chagrins, on s’en distrait » (Stendhal, Armance)
Elle était dans cette ville pour quelques jours. On lui avait dit « Change un peu d’horizon, cela te fera du bien, il faut oublier. Visite l’Italie ou l’Europe Centrale, tu y trouveras des trésors cachés ». Des proches lui avaient offert un coffret-voyage pour un week-end. Elle pouvait choisir parmi de nombreuses destinations. Et elle avait opté pour Dresde, une amie l’accompagnait. La destination n’est guère prisée des touristes, en tout cas des Français. Son amie et elle pourraient couper avec la routine dans cette cité pour ce court moment. Le temps du séjour, elles entendraient autour d’elles d’autres sonorités, du germanique, du tchèque, du russe. Ne serait-ce que par cette musique des mots, elles connaîtraient un vague dépaysement.
Il pesait sur la ville un de ces ciels de novembre, bas et gris. Pourtant elle était belle, cette cité. Elle avait dû surtout être très belle, les stigmates de la guerre étant toujours présents. Malgré les efforts de reconstruction, on sentait que cette cité avait eu son lot de souffrances. Bombardée comme elle le fut dans les derniers mois de la seconde guerre mondiale, elle semblait encore meurtrie. Une ville qui accueillait au moment de cette nuit tragique des réfugiés, femmes, enfants, vieillards, fuyant l’avancée inéluctable de l’armée ennemie. Une nuit terrible où furent déversées des tonnes et des tonnes de bombes incendiaires. Il fallait faire plier leur pays, l’agenouiller, qu’il cesse au plus vite les combats, et tant pis si le prix à payer se comptait en civils ! Une logique de guerre cynique et cruelle, réponse à d’autres cruautés.
C’est ce que s’étaient raconté les deux amies.
Elles visitaient la Gemäldegalerie. Elles déambulaient devant une profusion de chefs-d’œuvre. Une vraie corne d’abondance libérant à foison des Raphaël, Titien, Dürer, Tintoret… Et notre personnage s’était arrêtée devant un tableau. Elle n’arrivait pas à s’en défaire. Curieux tableau que cette « Jeune fille lisant une lettre à sa fenêtre ». Peinture de Vermeer, dit Vermeer de Delft. Notre visiteuse détaillait cette toile qui la plongeait dans la Hollande du XVII°, celle du siècle d’or. Au premier plan, une large table sur laquelle avait été laissée en désordre une corbeille de fruits, à la symbolique mystérieuse. Et de riches tentures, rouges et vertes, encadrant la scène et cette fenêtre qui venait illuminer cette jeune fille lisant. Cette jeune liseuse semblait tout absorbée par la lettre. Yeux baissés, les deux mains tenant ce courrier, visage impassible tendu vers cette missive. Pas de joie ni de tristesse ne se laissaient deviner, peut-être une légère moue à peine perceptible. En tout cas, une concentration très forte vers ce bout de papier annonçant on ne sait quelle nouvelle.
Une œuvre qui dévoilait l’intimité de la lectrice et qui suggérait son bouleversement. Cette lettre devait lui dire quelque chose qui la chamboulait intérieurement. C’est ainsi que notre voyageuse voyait cette scène. Une image banale en apparence comme sortie d’un pays de cocagne. Un épisode quotidien mais que notre personnage sentait intense, tendu et fort. Impossible de quitter des yeux cette peinture. Son amie, quant à elle, avançait tranquillement dans le musée, la devançant vers d’autres salles. Pour notre visiteuse, la toile de Vermeer avait un quelque chose de fascinant. Elle n’arrivait à se détacher du spectacle de cette « Jeune fille lisant une lettre à sa fenêtre ». Comme ces fruits éparpillés sur la table, les sentiments semblaient se bousculer dans le for intérieur de cette jeune fille figée par Vermeer. Mais rien ne transparaissait. On devinait ce trouble de la « Jeune fille lisant » à un je ne sais quoi et à un presque-rien.
Notre personnage ne pouvait s’empêcher de penser à ce qu’elle avait vécu, elle-même, et qu’elle essayait de fuir ici, le temps d’un week-end. Elle aussi avait reçu une nouvelle. Ce n’était pas une lettre mais tout avait commencé par un simple SMS. Elle s’était penchée également sur les quelques mots affichés qui annonçaient la rupture brutale et qui disaient que tout était fini.
Mais peut-on échapper à ce qui vous a fait souffrir ? Peut-on se consoler de nos chagrins ? Ne fait-on, après tout, que s’en distraire ? Par cette toile miraculeusement épargnée de la folie des hommes, dans cette ville autrefois martyrisée, deux femmes se rejoignaient par-delà les époques. Vermeer tissait entre la jeune liseuse et la voyageuse une mystérieuse, secrète et irréelle sympathie.
Charles Duttine
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