Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, Salman Rushdie
Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, septembre 2016, trad. anglais Gérard Meudal, 313 pages, 23 €
Ecrivain(s): Salman Rushdie Edition: Actes Sud
Salman Rushdie aime l’univers des contes orientaux, d’origine persane ou indienne, et en fait un usage très personnel, proche du conte philosophique, en liant la part de réalisme magique proche de l’enfance aux événements du monde contemporain provoqués ou subis par les adultes.
L’ouvrage est une vaste métaphore du combat contre le radicalisme, le fondamentalisme religieux et les catastrophes écologiques à l’échelle planétaire, quand le monde des jinns investit le monde des humains lors de « cette époque chaotique que nous appelons le temps des étrangetés, laquelle dura deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, c’est-à-dire mille nuits plus une ».
Les jinns, bons ou mauvais, influencent les humains en leur murmurant pendant leur sommeil des injonctions à l’oreille, pour faire le bien ou surtout pour faire le mal, « ce qui donne à penser que l’espèce humaine penche plus naturellement vers l’obscur ».
Comme dans beaucoup d’histoires, les personnages maléfiques sont aussi intéressants que les héros au grand cœur. Les quatre jinns obscurs, les ifrits, qui portent les noms jubilatoires de Shining Ruby, Ra’im Blood-Drinker, Zabardast le Sorcier et Zumurrid le Grand, « chassaient en bande comme des chiens sauvages et [qu’ils] étaient plus cruels que n’importe quel animal ».
Du côté du Bien, la jinnia Dunia, la Reine de la Foudre, quitte le Monde Magique des jinns, dit encore Peristan, pour se livrer à la guerre des Mondes. Son parcours passera par l’amour d’un homme, M. Geronimo, atteint de lévitation verticale, plus de huit siècles après sa première liaison avec Ibn Rushd, plus connu sous le nom d’Averroes et avec qui elle eut une longue descendance de demi-jinns, reconnaissables à l’absence de leurs lobes d’oreille.
Du Merveilleux à l’Anticipation il n’y a qu’un pas : « Ils ne restaient pas au même endroit, avaient beaucoup de monde à terroriser et employaient leur système de transport ultrarapide – les tunnels spatiotemporels, les procédés permettant de ralentir le mouvement des choses tout en accélérant le sien, et parfois même les urnes volantes […] ».
Le récit est écrit dans un langage dense et fleuri, sans passage dialogué ou presque, à la manière des récits légendaires ou des épopées, flux de paroles ou litanie dans lesquels les énonciations se mêlent. Rushdie parsème ce récit de quelques réflexions de philosophe sur l’amour naissant (« un pacte personnel […], la décision de ne pas tenir compte de tout ce qui ne va pas chez l’autre au profit des qualités ») ou sur le rôle du Hasard dans les destinées des jinns et des hommes (« une conception téléologique de l’univers au sein de laquelle même le hasard a un but »).
Au terme de la guerre, la séparation des deux mondes est inéluctable et signe la fin du temps des étrangetés lorsque le « dur labeur et [le] respect pour la terre » reprennent leurs droits sur Terre. Toutefois, corollaire de la raison revenue aux humains, « nous cessâmes de rêver » et même « Parfois, parce que nous ne sommes pas totalement débarrassés de notre perversité, nous aimerions faire des cauchemars ».
Sylvie Ferrando
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