Deuils, Eduardo Halfon (Par Mona)
Deuils, avril 2018, trad. espagnol David Fauquemberg, 160 pages, 15,80 €
Ecrivain(s): Eduardo Halfon Edition: La Table Ronde
Avec les mots simples et bruts du narrateur, on entre dans le vif du sujet dès l’ouverture : « Il s’appelait Salomon. Il est mort à l’âge de cinq ans, noyé dans le lac d’Amatitlàn. C’est ce qu’on me racontait, enfant, au Guatemala ».
Cette mort, dans la famille, il fallait la taire, ne jamais poser de questions, d’où la « blessure à l’intérieur » dont souffre le narrateur (« Il y avait là, dedans, une chose qui était en train de me tuer »). Hanté par le fantôme de l’enfant mort, le narrateur, qui vit aux USA, part au Guatemala en quête de la vérité sur la mort mystérieuse de cet oncle qu’il n’a jamais connu.
Le récit s’organise à partir de la question dramatique qu’il se posait enfant : la photo au nom de Salomon trouvée dans un grenier, qui montre un enfant dans la neige, à New-York, en 1940, est-elle celle du petit Salomon noyé dans le lac ?
Le roman autobiographique d’Eduardo Halfon raconte un voyage sur les traces du passé, voyage géographique et voyage intime, qui tient le lecteur en haleine. Le narrateur doit franchir des obstacles extérieurs et intérieurs, explorer le champ profond de sa psyché, mettre de l’ordre dans le brouillard de ses souvenirs, percer les énigmes des non-dits : le prénom Salomon de l’enfant disparu était aussi le prénom des deux grands-pères, le grand-père libanais immigré en Amérique du sud comme le grand-père polonais rescapé de la Shoah qui, lui aussi, a tu ses morts, et les récits d’enfants noyés au bord du lac Amatitlàn sont innombrables… Deuils, le titre du roman, s’écrit bien au pluriel.
Le lecteur est happé par l’imaginaire d’enfant du narrateur qui mêle de manière émouvante les souvenirs bien réels de son enfance bigarrée (les mots d’arabe et d’hébreu qu’il entendait dans la villa du grand-père libanais, les disputes familiales, le passage de l’espagnol à l’anglais quand il a fallu émigrer, etc.) aux légendes qui ont nourri son enfance : les rites magiques des ancêtres Mayas du serviteur de la famille, le rituel d’une prière juive, Yizkor, entendue à la synagogue à la mémoire des ancêtres morts…
Il ne s’agit pas juste d’évoquer des anecdotes mais de recréer du sens : « quelque chose de beaucoup plus profond et mythologique » explique la vieille guérisseuse que le narrateur trouve au bout de sa route et qui l’encourage sur le chemin de la vérité (« pas la vérité de l’enfant noyé mais la vérité que vous portez à l’intérieur. Votre vérité à vous »). L’auteur choisit de mettre en exergue à son récit une allusion au colibri magique des Mayas « qui vole emportant les pensées des hommes », et une citation du prophète Isaïe (« et je leur donnerai un nom impérissable »). Ainsi, il inscrit son travail de deuil dans deux univers mythiques distincts, celui des Mayas et de la tradition juive, qu’il fait habilement circuler de l’un à l’autre. Il montre un homme traversé de discours qui doit déceler les mythes au plus profond de lui-même.
Eduardo Halfon interroge avec sensibilité, dans une langue dépouillée, le rôle de la fiction et donne à sentir toute son acuité symbolique.
La fiction peut relever du faux : les mensonges que les adultes racontaient au narrateur dans son enfance pour cacher leurs vices, pour éviter de se sentir coupables, pour lui faire peur et qu’il se tienne tranquille, pour le préserver d’une vérité cruelle ou tout simplement pour taire une douleur insondable (le sh’kol hébraïque de la mère qui a perdu son enfant). Mais la fiction, c’est aussi les mythes et les rêves, la potion magique de Dona Ermelinda, tout ce qui lui permet d’appréhender la vérité et de consentir à l’écoulement du temps. Grâce à la fiction, on peut reconstruire ce qui est englouti dans les eaux profondes de la mémoire et il comprend que le lac n’a sans doute avalé que sa montre d’enfant en plastique. Bel hommage à la littérature qui permet à l’homme d’approcher sa propre vérité.
Par la force de cette mise en récit, l’histoire d’un individu (« il s’appelait Salomon » à l’ouverture) se termine en prenant l’ampleur du mythe : « Salomon, roi des Juifs », « tous étaient les rois du lac, tous s’appelaient Salomon ».
Mona
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