Désordre avec vue, suivi de Sidérations, Coralie Akiyama (par Murielle Compère-Demarcy)
Désordre avec vue, suivi de Sidérations, Coralie Akiyama, éditions Douro, novembre 2021, 96 pages, 16 €
Des questions jaillissent d’emblée puis, comme à bribes décousues, dans ce Désordre avec vue suivi de Sidérations de Coralie Akiyama qui, après deux romans fantastiques (Féérie pour de vrai aux Éditions Moires en 2019 et Dévorée aux Éditions Vibrations en 2021), signe ici son premier recueil de poésie aux Éditions Douro. Le premier vers sous sa forme interrogative lance le dé d’une partition chaotique au sens où un « désordre » de sentiments, de ressentis, de faits, d’impressions, semble se poser spontanément sur les pages, ne laissant pas au lecteur le temps de s’arrêter mais au contraire l’emportant davantage vers l’instant d’après. Ceci dit rien de confus ici (« Bien mieux qu’une confusion/Un climat insatiable »), les mots étincellent dans les corolles d’une spirale temporelle incalculable, comme une concision à fleur d’une sensibilité aiguë qui affûte et affine ses prises au fur et à mesure qu’elle les hume et les lâche, offerte à la brûlure enivrante et captivante, envoûtante et incessante, du Vivre.
L’amour, ciselé avec la discrétion de ce qui se murmure et/ou crie à l’intérieur plutôt que dans la fureur de ce qui s’exprimerait bruyamment, avance par touches avec une pudeur d’autant plus intense que le langage du corps tremble sans vacarme, s’offre à l’écoute de l’Autre sans se perdre Soi (« Que je prenne racine de moi »). Si la fille dit l’alcoolisme du père et en souffre, si l’amante peut s’éloigner d’un amour avec la tristesse qui accompagne chaque séparation, son être n’en abandonne pas moins son cheminement et participe consciemment à sa propre mue, voire accepte de ne plus être, pour, autrement, se retrouver soi (soi-et-l’autre issu « d’un même désir, // Celui d’être soi et de ne plus être »).
Un article de presse dans un magazine sur le Japon signifiait cette ambiance propre à l’univers littéraire de Coralie Akiyama, en soulignant cette « apathie » sous-jacente au contexte de l’intrigue jusqu’à envelopper les personnages dans une nasse insondable au fond de laquelle chacun porte sa fragilité en son intimité secrète, afin de mieux se protéger, répondant également aux codes de la société nippone, en l’occurrence tokyoïte. Nous retrouvons ce modus vivendi du « motus mais non bouche cousue » (ndla) dans le recueil poétique de Coralie Akiyama pour qui l’écriture est un ultime recours, « une façon de pouvoir mettre de l’ordre dans ma tête et dans le passé. Une fois que c’est écrit, on peut tourner la page », confie-t-elle à son interviewer Paolo Falcone. Exprimer l’apathie, le « désordre avec vue », revient à mettre de l’ordre en soi… « Désordre » n’est pas ici absence mais négation d’un ordre qui régirait l’existence, reflet de nos vies aujourd’hui en mode automatique et il est vrai davantage jetées dans la dynamique aléatoire de leur cours plus rapide que la calandre rutilante de nos pensées. « Est-ce que je l’agace ? », demande le premier vers de ce recueil depuis une pile de linge domestique peut-être non compatible avec le lyrisme poétique. Un zeste d’humour perce entre les signes ou du moins, cette question de la compatibilité ou non de la poésie avec le prosaïsme de l’existence – en l’occurrence les tâches ménagères d’une jeune femme si tant est que cela reviendrait à une activité féminine (?) – ne laisse pas de faire sourire le lecteur, en même temps que l’acuité de la question est éminemment contemporaine dans un présent où la société se transforme et voit ses codes sociétaux se réformer.
Est-ce que je l’agace ?
Je me pose la question, la tête sur un tas de linge
(…)
Est-ce grâce aux emmêlements de chemises sous mon occiput
que ce tas est confortable ?
La poésie est-elle compatible avec le linge ?
Dans tous les cas ce que la poésie dira sera résolument moderne, dorénavant, nous en sommes prévenus d’entrée. La poésie qui sera aussi le sujet du dernier texte du recueil, vrillée à son exigence viscérale :
reprendre le pouvoir des mots
Ce recueil de poésie de Coralie Akiyama est un cri proféré au nom de la Liberté. Liberté d’être soi par-delà les codes, par-delà la norme, plus puissamment que s’envelopper dans de purs fantasmes, des rêves pieux ou une quelconque résignation qui serait effacement de nos singularités.
Nous ne serons pas vieux
Evidemment je sais
Que la vie ne s’enchevillera plus à nous
Qu’il en était fini de nos éparpillements…
Par-delà toute nostalgie stérile, suivant le credo d’une « parole de jardin en colère » :
Reconstruisez la cabane de votre enfance et arrêtez de me
regretter
La faille/fracture/le laps qui sépare fatalement les êtres vibre dans ce recueil sur la plaie même de la déchirure dont les mots ajoutent le sel supplémentaire, douloureux mais exhausteur/salvateur pour que nos vies reprennent goût sans s’effondrer/sans se taire face à l’intensité du Vivre. Que la brèche se nomme « alcool », séparation, non-dits, « dispute », … « des pluies intérieures cascadent infiniment » au cœur brut d’un je composé d’une myriade de saisons dont l’axe articule les fenêtres de flottaison et dont les dormants s’ouvrent indéfiniment et infiniment à d’autres respirations, d’autres questions fermées, d’autres ouvertures sans rien de définitif. Si la vie vacille dans l’univers de Coralie Akiyama, chacun de ses battements cille sur des fractales de lignes de fuite où s’envisage, davantage qu’il ne peut poindre, un horizon flouté par la circulation incessante où s’aventurent nos vies, pampres plutôt que thyrse, sidérantes plutôt que saisissantes au point de nous invectiver aux tournants : « qu’est-ce qui t’a pris ? ». Chez Coralie Akiyama chaque virage est pris au cordeau sans qu’aucun paysage ne soit ni « promis » ni prévisible et sans doute l’acmé incommensurable se mesure dans tel univers marche après marche en une « saison escalier » dont les escales nous font à chaque fois reprendre notre souffle – un escalier qui, s’il ne menait nulle part serait encore celui créé et recrée dans le laps du souffle du respir, « au-delà de ce qui (s’)arrête », vers des fulgurances brûlantes, sans qu’il ne soit jamais « trop tard pour marcher pieds-nus ».
Suivre quelle fantaisie, quelle turbulence, quel rictus ?
Indice : Voir vers les sables coniques, les ténors improvisés, les
arêtes créatives, les rires qui pourraient m’inclure, les allures
qui pourraient m’aimer
Méthode : Prospection continue, par à-coups brusques. Attendre
le coup de chance, le quart de tour.
Désordre avec vue suivi de Sidérations nous démarrent ainsi : « au quart de tour »… celui où « l’ardent » de nos vies « a une odeur d’extincteur » sur l’incendie de nos « lapsus calculés » et nos désirs, où le lance-flammes des mots fuse dans la mêlée sans lui laisser le temps de s’écrouler mais, frontalement ou à l’oblique, avec audace la traverse et voue déjà, ailleurs, « une foule de cultes hors-saison » car nos mécaniques bruissent de leurs inconnues incalculables et quoi de plus motivant qu’être l’écho/le gong d’une force érotique (au sens large du désir engendré par Éros) nous tordant, nous brûlant, nous embrasant ? « Avec vue » sur un désordre intérieur de qui, rebelle, de qui rétive, ne se résigne pas, refuse parfois, se dresse, affirme sa volonté d’exister en tant que femme vivante, errante, aimante, librement. Femme Elliptique, Femme Vibrante, Femme Vivante déployant le logos comme fils de soie dans les espaces avec le temps flottant autour, parmi des « pièges » inévitables parfois détectables, équilibriste sur les ponts suspendus du monde (aux « perles obliques »). Femme dansant sur des eaux troublées, caressant du bout des lèvres et sans filet (ou si peu) ce qu’elle regarde et qui la regarde. Femme passionnée et passionnante happant voire dévorant tout ce qu’il y a autour de ses volutes, de sa volupté, de sa volonté, de ses rêves, tour à tour « rêve, étoile,/ félicité ». Femme enfin « inaccessible » pour l’Amant, « que douloureusement moi » pour Elle-même. Et si des Sidérations « nomme(nt) jusqu’au vertige » les lapsus et rendez-vous manqués de nos existences, c’est pour brûler d’essayer d’assouvir au plus profond de soi par la langue qui noue et délie le « typhon » époustouflant, mais jamais à bout de souffle, du Vivre vertical.
Murielle Compère-Demarcy
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