Désir d’Italie, Jean-Noël Schifano (par Philippe Leuckx)
Désir d’Italie, janvier 2019, 544 pages, 10,80 €
Ecrivain(s): Jean-Noël Schifano Edition: Folio (Gallimard)
Dès la fin des années 60, de nombreux italianistes de renom ont permis au public francophone de prendre une bonne mesure de la fécondité de la production italienne. Contentons-nous de citer Michel Arnaud (traducteur de Pavese), Philippe Jaccottet (traducteur de Carlo Cassola et Giuseppe Ungaretti), Dominique Fernandez (professeur d’italien à l’Université de Haute-Bretagne), Georges Piroué, Nino Frank, René de Ceccatty, Danièle Sallenave (traductrice de Pasolini), Bertrand Visage (traducteur de Leonardo Sciascia), et Jean-Noël Schifano qui dès 1990 recueillit les nombreux articles, études et entretiens, nés de son extrême Désir d’Italie. On connaît le citoyen d’honneur de Naples – qui dirigea au « Grenoble » l’Institut culturel français. On connaît le traducteur de la Morante, d’Eco. On sait ses origines mi-italiennes mi-lyonnaises.
On connaît le romancier haut en couleurs, baroque, échevelé, pétri de culture et d’histoires « napolitaines » (ses Chroniques, trois volumes, regorgent d’histoires vraies sanglantes).
Connaît-on suffisamment l’essayiste, éruditissime ?
La lecture de Désir d’Italie, nouvelle mouture (quelques ajouts), ravira les chercheurs et les lettrés férus d’Italie. Comme un poisson dans les eaux italiennes, Schifano prélève pépites, et radioscopie au vrai les terres porteuses de tant de talents.
L’auteur du Dictionnaire amoureux de Naples, ou encore du Coq de Renato Caccioppoli, analyse le terreau socio-politique des années du miracle italien aux dernières décennies de crise, passant par les traumas que furent l’assassinat de PPP, les Brigades Rouges, l’assassinat d’Aldo Moro, etc.
Sur ces bases, fragiles, toujours en alertes et alarmes, crises, malaises, perturbations des jeux politiques, mafia, corruption, mains-mise de certains partis, rejet du Sud, la féconde littérature italienne se nourrit et nourrit ses lecteurs. Sinon, comment comprendre les parcours d’écrivains inscrits à vif dans ces sillages du politique et de la culture : Pasolini, Pavese, Elsa Morante, Alberto Moravia, Elio Vittorini, Leonardo Sciascia, surtout peut-être, ce Sicilien des Lumières, maître à penser/écrire de Jean-Noël ?
Les pages, consacrées à la Divine barbare, Morante Elsa, au destin agité sinon injuste, ou celles, nombreuses, qui redorent, s’il le fallait encore, le blason de la réputation de Sciascia, ou celles vives et fertiles à propos de Cesare Pavese, les « conversations » avec les plus grands (Cesare Zavattini, ce maître du néoréalisme, Luigi Malerba, Alberto Moravia…) donnent à ce livre une matière d’accès à une culture italienne, romanesque, poétique ou cinématographique, bien loin des sentiers battus. Ainsi, des figures moins médiatisées, comme celle de Beppe Fenoglio (le remarquable auteur de La paie du samedi) trouvent ici une place de choix, de quoi refléter leur talent.
Schifano a construit son livre à partir d’études et d’articles, qui ont paru dans la NRF, Le Monde, La Quinzaine Littéraire, essentiellement, de 1971 à 1991, avec quelques inédits (entretiens de 1976-1980).
Que pointer dans ce vaste panorama ? L’article « à Caravage » qui « se couvrit de mille forfaits » (p.500) ? L’hommage amoureusement filé à Elsa dont l’auteur souligne la beauté d’un travail littéraire, pétri de vie : « Et je vis alors chaque ligne écrite par Elsa Morante s’inscrire entre ce cri de douleur et ce cri de joie ; et ressusciter ses personnages qui vivront, à jamais, la plus grande tendresse dans le désespoir le plus grand » (p.439) ? Ou le beau portrait de l’actrice Laura Morante, parente de la précitée ?
Schifano, qui se plaint souvent, à juste titre, du délaissement des lettres italiennes par certaines plumes au profit de la facilité, afflige ici à ces piètres lecteurs une fameuse leçon de culture et d’ouverture. On a bien mis trop de temps à traduire, et faire connaître tant de talents (le plus souvent on s’en tenait aux classiques Dante, Alessandro Manzoni, Luigi Pirandello, Gabriele D’Annunzio, Giovanni Verga, et encore, en édulcorant certains) ; son essai rétablit nuances, positions, et sauve de l’anonymat et de la négligence nombre d’écrivains. Les lecteurs n’ont plus qu’à courir acheter Le cliquet de la folie de Leonardo Sciascia, relire les œuvres des « confinati » Cesare Pavese et Carlo Levi, se plonger dans la Naples de Domenico Rea (et son fameux Spaccanapoli), ou de Anna Maria Ortese, découvrir Ignazio Silone, le Saut de la mort de Luigi Malerba et sillonner toute l’Italie, du Piémont à la Sicile, entre écrivains de la dénonciation des maux d’une société pauvre, déstabilisée (Vitaliano Brancati, les Malavoglia de 1881 d’un Verga étonnant), et analystes féconds et psychologues (Pavese, Morante, Moravia), ouverts au monde de l’enfance tourmentée.
Philippe Leuckx
- Vu : 3116