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Déshabillons la Récamier, par Charles Duttine

Ecrit par Charles Duttine 03.07.17 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Déshabillons la Récamier, par Charles Duttine

 

Qui n’a jamais été fasciné par une douce peinture, surtout lorsqu’elle représente une figure féminine ? Il y a des tableaux qui possèdent une grâce indéfinie devant laquelle on se laisse facilement subjuguer. Certainement, le peintre devait être amoureux de son modèle pour la représenter d’une manière gracile, sensuelle ou piquante selon les cas. On répondrait volontiers à l’appel de ces figures peintes.

Pour Augustin, notre personnage, tout avait commencé en classes de lycée. Il s’ennuyait ferme dans ces salles qui tiennent de la caserne ou du centre aéré. Pendant le cours, alors que son professeur pérorait, lui feuilletait négligemment son manuel d’histoire ou de français, le coude sur le pupitre et le menton rêveur dans la main. Son humeur vagabonde le fit tomber un jour sur le portrait de Madame Récamier. La reproduction ne le laissa pas indifférent, loin de là. Pendant que le professeur parlait de Spinoza ou de Heidegger à faire bâiller tout un contingent de bacheliers, Augustin n’en finissait pas de détailler ce portrait de Madame Récamier. Pour une trouvaille, c’était une trouvaille !

La peinture était signée de David, datée pile de 1800. Dans le manuel qu’il feuilletait, elle devait illustrer la biographie de Chateaubriand (dont Madame Récamier aurait été proche… façon de parler) ou bien le mouvement pictural de ce 19ème siècle naissant, Augustin ne s’en souvenait plus vraiment. Mais toujours est-il que le portrait de Juliette Récamier fit sur lui un effet envoutant. Il se sentait saisi au cœur par le personnage comme par une flèche lancée au hasard par Cupidon, surtout le visage de la dame où il y avait de la finesse, de la gravité et de la fraîcheur. Les cheveux de la belle étaient artistiquement ébouriffés, sa posture avait un je ne sais quoi de savamment négligé sur un sofa de style pompéien et un long bras nu, un peu dodu se présentait comme une offrande. C’était clair pour Augustin, alors adolescent, Madame Récamier respirait la pureté absolue comme on peut en rêver à cet âge. Il y avait en elle quelque chose de précieux, de rare et de caché. Un trésor de féminité et de grâce.

Et les souvenirs sont têtus. Ils s’obstinent en persistant d’une manière sous-jacente jusque dans la vie d’adulte. Les premières amours d’Augustin furent placées sous le sceau de cette Madame Récamier. En avait-il conscience ? Impossible à savoir. Il aurait fallu sonder les coulisses de son esprit. Toujours est-il que sa première conquête amoureuse avait les yeux et l’ovale du visage de cette Récamier. Augustin se noyait volontiers dans le visage mystérieux de cette première liaison. Il se découvrait choisi, élu, privilégié. Mais toute bonne chose a une fin. Et l’ovale disparut un beau jour de sa vie, sans crier gare.

Le deuxième amour d’Augustin portait des cheveux bouclés, bien ébouriffés à la façon de la Récamier devant lesquels il céda volontiers, à nouveau victime de son infléchissement secret. Mais là encore, cela ne dura que quelque temps. Une troisième jeune femme lui plut fortement au cours d’une soirée. Elle avait une posture à la Récamier dans un profond canapé où elle s’alanguissait sensuellement. Cette nouvelle conquête se tenait souvent ainsi, à l’aise, mettant en valeur la courbure de ses hanches et son ample dos. Mais ici également, la passion fut brève et la belle alanguie s’emmouracha facilement d’un autre. Une quatrième portait le même prénom que Madame Récamier. Et, pour Augustin, le fait d’entendre valser joyeusement cette double sonorité « Ju-liette », plusieurs fois par jour, le mettait en joie. Mais cela ne dura qu’un temps, là aussi, le laissant bien amer.

Il en était là de ses amours et de sa vie. Il s’embarqua même, non pas vers Cythère, mais pour quelques sites ou de vagues forums, en enjambant son écran où l’on discutait de tout et surtout de rien. Curieusement et par inconsciente fidélité avait-il choisi un étrange pseudo « François-René », certainement un vague souvenir de Chateaubriand et l’avatar qu’il affichait était, bien entendu, le visage de la belle Récamier. Ce n’était qu’un hasard, pensera-t-on. On n’échappe pas à ses obsessions, c’est ce que l’on dira plutôt de notre Augustin.

Il vivait seul depuis quelque temps et consacrait son énergie à son travail. Le hasard de sa vie professionnelle l’avait conduit pour une journée sur la Côte d’Opale, autour du Touquet et à Boulogne-sur-Mer. Ce matin-là, il régla assez rapidement les obligations qu’exigeait son métier. Il avait donc devant lui quelques heures avant de rentrer sur la région parisienne. Que peut faire un amateur de beauté et d’art qui dispose d’un peu de temps dans une ville où un musée lui tend les bras ? Bien entendu, il pousse la porte de ce lieu culturel. Le musée de Boulogne semble se terrer dans un austère château fort, tout de pierres noires. A première vue, rien de bien attractif ! Mais, on lui avait dit qu’il recelait des collections intéressantes, des riches poteries grecques et un ensemble original de masques « primitifs » de l’Alaska. Et il ne fut pas déçu.

Il avançait dans ce musée quasi désert, à cette heure de la journée. Il admira l’Alaska et les poteries grecques. Augustin se disait qu’il n’avait pas perdu son temps en franchissant la porte de ce musée. Le parquet craquait à son passage dans sa déambulation solitaire et les surveillants s’ennuyaient ferme. Et, tout à coup, au détour fortuit d’une salle de peintures, il tomba sur un tableau qui semblait l’attendre. De loin, la scène lui parut anodine. Il s’agissait d’un « nu ». Mais, plus il s’approchait de cette toile, plus les choses se mettaient en place. Il retrouvait le décor à la pompéienne, le sofa, la posture de la femme alanguie, le bras offert. C’était incontestablement la Récamier, mais elle était dénudée. La toge blanche qui la recouvrait dans le tableau initial, celui du manuel scolaire de son adolescence, était abandonnée et jetée sur le sofa. Quant au spectacle du corps de Madame Récamier, il inspirait à Augustin une nauséeuse déconvenue. Des bourrelets graisseux, des formes flasques peu avantageuses, un visage ingrat et même des pieds sales !

Pour une trouvaille, c’était une trouvaille ! Il n’aurait jamais pensé, en ce maussade après-midi retrouver sa Récamier, et surtout dans un tel état. Augustin était des plus décontenancés devant la laideur de cette femme et la nudité crue qui lui était offerte. Il y a des trouvailles qui cachent des trésors ou de merveilleux précipités de nos désirs comme auraient dit nos amis surréalistes. Et d’autres qui révèlent l’ordinaire, la platitude et la patine de nos jours.

Il passa et repassa devant le tableau. En se penchant, il lut le cartouche Portrait de Madame Récamier nue par David. Le gardien qui ne voyait pas grand monde engagea la conversation avec Augustin. Oui, c’est vrai, ce tableau en déconcerte plus d’un, raconta-t-il. Il observait de telles réactions chez de nombreux visiteurs. Il raconta à Augustin que David avait dû se venger dans cette toile. Les relations du peintre avec la Récamier avaient été tendues. De toute façon, le tableau est « attribué » à David. Il vient de son atelier. Il a dû laisser faire un de ses élèves et s’en est certainement amusé. Le gardien savait cela par cœur ; il entendait souvent la conservatrice expliquer cette anecdote à certains visiteurs choisis. Lui, il passait toutes ces journées dans cette salle et Madame Récamier nue n’avait plus de secret pour lui. Il la retrouvait au petit matin et la quittait le soir, entre chien et loup, lorsque le musée fermait. Lui aussi reconnaissait être troublé par ce spectacle pas joli-joli qu’il devait supporter tous les jours !

Au dehors, Augustin déambula autour du château-fort musée. Les ruelles pavées, le temps pluvieux et la couleur grisâtre des maisons accentuaient son humeur maussade. Le dictionnaire est riche d’expressions pour dire la joie : « être en joie, sauter, bondir, se pâmer de joie, être transporté de joie, au comble de la joie, etc. ». En revanche, le même dictionnaire est peu loquace pour désigner le désenchantement et l’amertume. Pourtant Augustin déclinait sous toutes ces formes possibles ce double sentiment. Et, il se disait après tout qu’il fallait déshabiller les choses dans la vie. Comme Madame Récamier a été déshabillée par David, déshabillons tout ce qui veut nous séduire, nous charmer, nous embobiner, voilà ce que pensait Augustin. Déshabillons les hommes ou les femmes politiques. Que cachent-ils ? Déshabillons tous les produits de consommation. Déshabillons la publicité. Déshabillons les communicants, les beaux-parleurs, les populistes et autres quidams.

Bref, Augustin rentrait sur Paris et un slogan nouveau l’habitait : « Déshabillons la Récamier ! »

 

Charles Duttine

 


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A propos du rédacteur

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.