Désert des îles (2), par Clément G. Second
L’île absolue : la concision spacieuse de la terre.
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L’Île au Trésor : île précieuse, île-trésor.
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45. L’île aussi des rejetés, des réprouvés, des bannis et bagnards, prison à ciel et mer ouverts, à vie recluse : île qui lie de force et, à son corps défendant, par décret des puissants, île-lie.
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La minime maxime, consistant îlot.
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Le nid, rentré, inséré, tissu de tissus, partie prenante et part distincte de l’intimité dont il est le cœur et la promesse, n’est pas assimilable à une île car l’espace qui l’entoure ne l’expose pas mais l’enveloppe, converge sur lui, le creuse, le confirme et protège.
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Inversement, il est des îles-nids. Des îles ont été – certaines demeurent – utérus de civilisations, lieux précipitant la conscience collective sous les espèces de la légende, de l’épopée, du tragique : la Crète, l’Atlantide, Pâques, Tenotchtitlán, Lutèce, Goré, Manhattan, etc. Nids initiaux dont l’histoire et le mythe reversent l’énergie accumulée dans le jeu factuel et imaginaire des expansions, des influences et des mélanges.
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L’île balance entre nid, escale et tremplin.
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50. Les bateaux n’en sont pas, qui se déplacent. Il entre dans la définition de l’île qu’elle demeure, immobile-immuable, environnée du flux des éléments changeants.
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Il y a quelque chose d’insulaire dans le thème du berceau de Moïse flottant sur la bienveillance du Nil et dérivant insensiblement vers un destin terrien exceptionnel.
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La vaste mer, à défaut de texte, a besoin des îles, qui ponctuent son vide.
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De même que dans la réitération indéfinie du désert de terre ou d’eau l’homme vérifie sa vanité foncière, dans ce microcosme souvent varié qu’est l’île chacun peut d’emblée percevoir à la fois la petitesse et la résistance de sa condition. L’insularité, c’est l’identité.
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Tourment de Robinson inaperçu sur son île, captation calypséenne d’Ulysse, lequel plus tard s’impose à la magicienne Circé, aventures plus sereines ou moins dangereuses pour d’autres.
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55. Jean se retire, se recueille et se lègue à Patmos ; Greco quitte la Crète avec un étirement vertical dans le regard ; Moore fonde son Utopie dans la virtualité insulaire… Harmoniques extensibles et déclinables à l’envi.
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Ile et oasis font chiasme.
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Les yeux ne sont guère des îles, car celles-ci accueillent (pour subtilement se prodiguer) alors que le regard ne reçoit guère sans simultanément émettre, et qu’il est moins souvent ce jeté-là qu’est l’île, abandon et oubli.
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L’île lie puissamment par sa seule douceur, mais…
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…il est dans l’ordre navigateur de décevoir les îles enchanteresses. Beauté concentrée du monde, je te visite et suis mon cap.
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60. Les vrais navigateurs d’existence font escale dans l’île sous l’empire de la nécessité et du charme mêlés, puis s’en détachent et s’en éloignent car elle n’était qu’une étape, un répit sur un chemin de solitude dernière consentie.
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L’île et la mer. L’infime et l’immense se renvoyant l’un à l’autre, se confirmant.
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Comme le nuage infinitésimal, contrepoint de l’azur illimité du ciel qu’il amplifie en ne lui soustrayant qu’un presque rien négligeable, l’île accroît par retrait auto-minorant la masse de la mer.
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Une île : son démenti minuscule est une feinte, qui rendant ainsi hommage au puissant développement océanique conquiert le droit d’être et de persister dans l’ordre du ténu.
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Embrassez, embrassez les îles… Chacune et toutes, mais que ce soit toujours pour un dépassement vers le dedans amer de vous. Qui veut étreindre une île élit sa fin.
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65. Que les îles vous délient des liesses et des lies des délices.
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Le thème de l’île rejoint celui de l’art. Tout est île, excepté l’infini. Dès lors, la visée créatrice éclairée déçoit toute prétention totalisatrice (couvrir ou refonder le réel entier) en acceptant l’œuvre comme truchement limité, courbé par sa propre finitude ; comme un signe renvoyant au-delà de soi dans la mer des possibles.
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L’œuvre non acceptée comme une île est condamnée à se défaire au gré des remous de la mer.
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Nous sommes, au pire, des granulés solubles dans un déferlement d’inconsistance ; au mieux, des îles essaimant à la grâce des vents leur intelligence avec d’autres.
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…Il faut donc renoncer à l’enchantement de l’île rêvée, tout en gardant pour cette terre-paradoxe l’attachement lucide de ceux qui pensent jusque dans le songe.
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70. Les auras-tu voulues… Et les voilà qui te relient, qui te renvoient à ce sans-fond plus meurtrissant qu’un roc en mer car te blessant par sa fuite évasive, toujours à renseigner de sel et sens mêlés – et sans lequel tu ne serais plus toi.
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L’île dégagée de la fascination qu’elle exerce n’appartient plus à l’ordre de la quête mais à celui du donné premier de l’existence, séparation et finitude en rançon de l’identité. Contour élu pour représenter la vanité originelle, et qui attend d’être abordé et reconnu. Et dépassé, cap sur une sérénité qui se désabuse, là où le dénuement se mue en opulence par retrait… Le vrai désir des îles n’est autre que désert.
Fin
Clément G. Second
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