Désarrois (Verwirrnis), Christophe Hein (par Yasmina Mahdi)
Désarrois (Verwirrnis), Christophe Hein, éditions Métailié, avril 2024, trad. allemand, Nicole Bary, 240 pages, 20 €
Edition: Métailié
Le châtiment
Désarrois, le livre de Christophe Hein (né en 1944 à Heinzendorf, dramaturge, romancier, essayiste et traducteur Est-allemand) se réfère sans doute au célèbre ouvrage, Les Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil. Christoph Hein a grandi à Bad Düben, une petite ville au nord de la Saxe, non loin de Leipzig. Son père, pasteur, n’étant pas considéré par les autorités de la RDA comme un travailleur, il ne lui était pas permis de fréquenter le lycée. Christophe Hein passera son baccalauréat en 1964, et ne pourra étudier à l’université qu’à partir de 1967, tout en occupant divers emplois. Il est en 1990 Membre de l’Académie des arts de Berlin et de l’Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne en 1994.
Dans le roman, un drame se déroule au sein d’une famille profondément catholique, cultivée, monarchiste et anti-nazie, résidant à Heiligenstadt, ville située dans le Land de Thuringe, qui a connu les affres de la Seconde guerre mondiale et les pogroms anti-juifs. Ainsi, le père de cette famille bien-pensante, Pius Ringeling, un professeur estimé, considéré comme « un reliquat précieux (…) un être d’une grande noblesse », s’avère un tyran domestique. Or, cette éducation par la violence n’engendre que terreur et haine. Selon le sinistre Pius Ringeling, « le dressage corporel était l’élément nécessaire d’une pédagogie bourgeoise ». Le professeur Ringeling n’est pas sans rappeler le terrifiant évêque luthérien (antisémite) Edvard Vergerus du film Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman. Les châtiments corporels étaient monnaie courante, bien qu’interdits à l’école par le nouveau gouvernement Est-allemand.
« La RDA se considérait comme le premier État socialiste sur le sol allemand, devant être édifié sur les principes du “centralisme démocratique” c’est-à dire sur un mode élaboré par V.I. Lénine pour diriger les partis communistes. La Chambre du peuple, représentation populaire de la RDA, est néanmoins restée une exception dans le développement du parlementarisme allemand. Elle a suivi un processus de mise en place parallèle à celui du Bundestag allemand face auquel elle se concevait comme un contre-modèle, sans pour autant pouvoir renoncer aux formes du parlementarisme bourgeois » [Deutscher Bundestag]. La partition de l’Allemagne est la suite de la défaite du régime nazi en 1945. Les intégristes (ici catholiques intégraux) peuplent plutôt les petites villes tandis que les « athées intransigeants » vivent et travaillent à Berlin. Le nouveau parti de la RDA va éradiquer toute conception religieuse.
Le plus jeune des fils de Pius Ringeling, Friedward, va se lier d’amitié amoureuse et sensuelle avec Wolfgang, le fils du cantor Heinrich Zernick. La révélation de son homosexualité va le bouleverser et le rendre vulnérable mais lucide. À l’université que fréquentent les deux amants, « les cours de littérature contemporaine ne traitaient que de sujets dépassés qui relevaient davantage de l’esthétique bourgeoise que des sciences marxistes de l’art et de la culture », en complète contradiction avec les mesures en vigueur de la RDA. Un long processus de désagrégation mine la société ; les diffamations quotidiennes et les dénonciations sont nombreuses et anonymes. Par contre, les étudiants et les professeurs exclus de leur institution constateront que l’État impérialiste de l’Ouest n’applique ses décrets qu’en terme de valeurs marchandes.
Dans l’Allemagne d’après-guerre, les relations homosexuelles étaient stigmatisées, passibles de peines d’emprisonnement. Friedward Ringeling, en plus de souffrir des humiliations et des critiques acerbes de ses parents, partage le poids du lourd secret de ses relations intimes avec Wolfgang, ce qui rend la situation schizophrénique et la vie intenable. Cependant, Christophe Hein décrit le bouillonnement intellectuel de l’université de l’époque, dans laquelle quelques jeunes gens et jeunes femmes souscriront à une liberté de mœurs en secret, affirmant ce que la société tout entière nommera, à l’aide d’un euphémisme menaçant, la « petite particularité ».
Le thème de ce livre, presque un témoignage, porte sur l’oppression et la discrimination envers les homosexuels et les lesbiennes dans les années 1950, mesures provoquées par le fanatisme, l’intégrisme, le puritanisme ambiant et l’idéologie. La tirade paternelle sur l’obéissance, l’éducation, « les errements de la jeunesse » et « les sodomites » est typique de la pensée réactionnaire. Les détails de l’existence de Friedward et de Wolfgang sont soigneusement consignés à la façon d’un journal, dans l’environnement très particulier d’un pays divisé en deux Allemagne antagonistes. Le sentiment d’angoisse de Friedward en dit long sur la condition d’homosexuel en RDA : « Les étudiants ne le regarderaient plus avec admiration, ne noteraient plus avec application chacune de ses paroles, mais cancaneraient derrière son dos, le traiteraient de pédé, de tante ».
Yasmina Mahdi
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