Des Voix, Manuel Candré (par Léon-Marc Levy)
Des Voix, février 2019, 209 pages, 20 €
Ecrivain(s): Manuel Candré Edition: Quidam EditeurA qui pense que la littérature est pur divertissement, qu’il passe son chemin. Manuel Candré, lui, rappelle puissamment qu’elle est déplacement et condensation, création d’univers inconnus du lecteur, et surtout écriture, harcèlement de la langue, questionnement obsessionnel du sens. Des Voix met les points sur les i de l’acte de parole, comme les kabbalistes l’ont fait jusqu’à la folie, convaincus que toute vérité est dans la lettre.
Qui parle ? Qui harcèle le narrateur, maladivement allongé sur son lit, dans une pièce miteuse probablement située dans l’arrière-salle d’une synagogue de Pragol (la Vieille-Nouvelle* dans une Prague fantasmée ?), pendant la première partie du livre ? D’où viennent ces voix qui le prennent d’assaut par flux, par flots ? Du ciel ? De l’Enfer ? Candré couvre d’un épais mystère le phénomène. Il laisse son lecteur devant son désarroi pour mieux l’obliger à se poser la seule question qui vaille : la parole, pas plus que l’écriture, n’est chargée de signifiés. Ce livre ne raconte pas d’histoire. La langue est faite de signifiants-en-soi et, un signifiant, ne renvoie qu’à lui-même disait Jacques Lacan. Manuel Candré l’a parfaitement saisi, qui va même jusqu’à faire des Voix des animalcules, des petits personnages absurdes. Elles sont autonomes, elles vivent, elles entourent le narrateur, tour à tour le martyrisent ou le consolent.
« Les voix grimpent. Sur le lit. Elles rampent, sautillent, glissent comme la Lune. Elles m’encerclent de telle sorte que je ne peux m’enfuir ni me sauver, elles sont intelligentes. L’une d’elles est parvenue jusqu’à mon oreille où elle s’est logée. Elle me susurre certains mots en une série d’incantations lascives qui pourraient faire vomir ou venir. Une autre me suce le cœur, évoquant des morts que je ne connais pas. Deux voix grimpent le long de mes jambes, d’une espèce particulièrement agressive, ce qu’elles font : souffler l’insoutenable sur ma mère ».
Possédé. Le narrateur est possédé au sens de l’invasion du Diable. Plusieurs signes montrent en lui une hystérie profonde. Son rapport rare et difficile aux autres humains, les fois exceptionnelles où il sort et va à la taverne. Sa terreur de l’idée de purification.
« (S’il m’arrivait périodiquement de fréquenter les Bains-douches, jamais, ou le moins possible, je ne me risquai au Mikvé* tant il est vrai que) Se purifier, c’est permettre au mal de s’installer à nouveau.
Et si vous me demandez la raison pour laquelle je ne pratique jamais le Mikvé, c’est en raison de cet imparable constat que se purifier etc. A ce sujet, je considère que la purification est une abjection et la pureté, l’arme la plus dangereuse qu’on puisse pointer sur autrui ».
L’écriture de Manuel Candré – on le voit dans la citation qui précède – est une construction en retours permanents, une sorte de glaise qu’il pétrit et repétrit, comme une vraie matière que l’on peut toucher avec les mains. La Kabbale est prégnante, la langue est matière, la lettre est source de vie. La très belle couverture du livre laisse apparaître dans une petite fenêtre ronde un mot en hébreu : גולם. C’est Golem. Le nom d’un personnage mythique, créé à Prague au XVIème siècle par Rabbi Loew, fait de terre, doté d’une force inouïe, et dont la mission était de défendre la communauté juive contre les pogroms dont elle était régulièrement l’objet. Le Golem porte au front des lettres hébraïques, la glaise est lettres, les lettres sont glaise. Manuel Candré recrée le Golem. Pourtant, il n’est jamais directement question du Golem dans le récit. C’est une ombre, un fantôme qui rôde sur tout le texte du roman et dans les rues de Pragol. Selon la légende, le Golem vit dans la Genizah, entrepôt de vieux manuscrits hébreux qui se trouve dans les combles de la synagogue Vieille-Nouvelle de Prague. Jakub, le narrateur, vit aussi dans cet endroit. Manuel Candré glisse le doute, le narrateur serait-il le Golem ? On est saisi d’un grand trouble dans le passage suivant :
« […] Je me perçois en colosse. Je me vois œuvrant depuis le tout petit matin, dans le silence des gisants, un outil à la main, portant de lourdes charges, allant délivrer tel message qu’on me glisse entre les dents ou dans un coin du corps, pendant qu’autrement on prie et on mange. Je suis pris dans des rets invisibles qui font de moi, par le rayonnement de commandements magiques, l’automate docile, rapide malgré sa lenteur, appliqué et précis, diligent sitôt qu’on demande. On pourrait faire de moi une terrible sentinelle si on le souhaite, un gardien sans ombre, prêt à écraser tout ce qui ferait figure d’ennemi. Je repose dans des caves ou des greniers, montagne allongée de muscles d’argile, toujours immobile même lorsqu’elle se meut ».
Conte fantastique d’une beauté saisissante, Des Voix est aussi un conte philosophique. La peur et la sagesse y sont étroitement liés, comme un message qui dirait que la terreur séculaire vécue par Les Juifs serait à la source d’une sagesse infinie et universelle. Et que Manuel Candré ait choisi Prague comme cœur de son roman illustre cette idée. A Prague, il y a la Vieille-Nouvelle, la plus ancienne synagogue du monde, et il y a le vieux cimetière juif* dont Albert Londres parle si magnifiquement dans Le Juif errant est arrivé*, c’est-à-dire le lieu où des milliers de morts se sont entassés, au point de faire de ce cimetière une véritable contrée de collines et de dépressions. Manuel Candré a bien compris que, dans ce cimetière, ce ne sont pas des gens qui reposent, mais les fantômes du peuple juif, qui – peut-être – détiennent la Vérité du Nom.
« Je coupai à droite de la travée principale, bordée de pierres levées qui, penchées par les siècles, dansaient comme une forêt. Il me parut que sous la terre même, dans ses profondeurs, des millions de pierres supplémentaires, prises dans leur sommeil fangeux, reposaient en attendant, mais quoi. Je dépassai le tombeau au lion, m’appliquant, malgré la vision voilée, à déchiffrer les inscriptions sur chacune des stèles, guettant un glyphe qui ferait surgir en moi la lumière, m’inonderait de virginité, une inscription, un nom que, ne connaissant pas, je reconnaîtrais pourtant comme familier, le mien peut-être, celui d’une mère, d’une épouse abandonnée, d’une sœur partie trop tôt, d’un ami très cher, je m’usai les yeux dans la sépulcrale nuit de fin ».
Des Voix n’est pas seulement un beau livre. C’est un livre important, un travail éminent sur les fondements de l’écriture. « Difficile » ce livre ? Peut-être. Mais, au bout de l’effort nécessaire, la récompense est immense : un univers fascinant, une langue ensorcelante, un écrivain magnifique. Rien que ça !
Léon-Marc Levy
Note : Il faut qu’hommage soit rendu aux belles éditions Quidam et à Pascal Arnaud pour avoir osé ce beau livre, pour avoir fait le pari de la littérature.
* Mikvé : bain rituel utilisé pour l’ablution nécessaire aux rites de pureté familiale dans le judaïsme. C’est l’un des lieux centraux de la vie communautaire juive, avec la synagogue et l’école juive (yeshiva).
* Le vieux cimetière juif est au centre de Prague, dans le Ghetto. Il ne faut pas le confondre avec le nouveau cimetière juif où repose, entre autres, Franz Kafka.
* Le Juif errant est arrivé, Albert Londres (éditions Arléa)
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