Des vies possibles, Charif Majdalani (par Théo Ananissoh)
Des vies possibles, janvier 2019, 185 pages, 17 €
Ecrivain(s): Charif Majdalani Edition: Seuil
Rien n’est écrit d’avance, nous le savons ; mais le pensons-nous vraiment ? Le sens des vies ou des choses grandes ou petites, individuelles ou collectives est a posteriori ; et encore, c’est une interprétation – variable, changeante – de l’esprit humain. L’homme est désorienté ou même en proie à la peur s’il ne donne pas sens et cohérence à l’enchaînement aléatoire des « petits incidents, des hasards minuscules, des accidents insignifiants ». Ainsi médite Raphaël Arbensis vers la fin de sa vie alors qu’il met la dernière main à son introduction à l’Histoire universelle d’al-Hamadani.
« En regardant sa femme enceinte, Raphael sent l’immensité de son bonheur. Il remonte le fil de sa vie pour essayer de trouver le moment où la trajectoire vers ce bonheur a débuté, sans y parvenir : c’est sans doute sa maladie à son arrivée à Saïda qui lui a permis de se trouver un jour en présence de Mariam, mais il n’aurait pas été malade à Saïda s’il n’était pas venu en Arabie, et il ne serait pas venu en Arabie s’il n’avait pas connu Dupuy, avec qui il ne serait pas associé s’il n’avait été dans le désarroi après l’embuscade de Vicence, et peut-être alors que son bonheur n’aurait pas été concevable s’il n’avait perdu son bras… ».
L’enfant qui va naître de lui et de sa femme est une possibilité humaine qui peut s’interrompre à tout instant ou s’épanouir de telle ou telle façon pendant des décennies. Des vies possibles est un pur roman qui conte l’existence aventureuse d’un homme du XVIIe siècle et qui traite en même temps « de l’idée que seuls le hasard et la marche erratique des choses président au devenir du monde » – une belle récurrence thématique dans l’œuvre du romancier libanais. Ici peut-être encore plus que dans ses précédents romans, Majdalani dédie son grand talent de conteur à la conviction que les histoires avec grand ou petit H sont et demeurent des enchaînements aléatoires. Raphaël Arbensis (ou, en arabe, Roufeyil Harbini) est un tout jeune Libanais envoyé à Rome en 1621 pour y faire des études théologiques en grec et en latin afin de devenir traducteur et passeur des « versions originales de bibles syriaques, araméennes, coptes… ».
« Pour reconstituer sa vie et ses aventures, il faudra quelques éléments de scénographie propres au XVIIe siècle, des rubans, des lazarines, des cardinaux, des cochers, et pas mal de navires, de galères et de caravelles ».
L’homme donc n’est pas un être programmé. Même après-coup, si l’on ose dire. Le narrateur emporte le lecteur en Italie, en France, en Tunisie, en Hollande, en Turquie, en Perse… Esprit curieux des découvertes scientifiques, lecteur de Galilée, rêveur de vies possibles, Arbensis se déplace beaucoup, n’est jamais retenu longtemps dans un endroit par quelque raison que ce soit, même pas l’amour à Venise. Il fréquente les grands de l’époque, princes et émirs d’Orient, le pape Urbain VIII, Mazarin, Rembrandt… Il a une passion pour la lunette astronomique et consacre des nuits à observer et à s’émerveiller du firmament. C’est comme une métaphore du lecteur qui suit, dans l’abondance des vies possibles en ce XVIIe siècle, les traces d’un homme libre d’esprit et ouvert au monde. Charif Majdalani décrit Arbensis dans ses courts moments de repos comme dans ses voyages improbables (ou plutôt : probables) entre l’Orient et l’Occident. Le romancier est bon connaisseur des lieux et des temps en question, et déploie une érudition fine et pour ainsi dire aérée. Il multiplie les incises qui contiennent une réflexion sur le récit historique et romanesque : « C’est du moins ce que raconte la notice biographique… », « Il naquit vraisemblablement… », « Cette explication est plausible, mais rien n’est vraiment sûr… », ainsi de suite. Biographie exhaustive et… plausible. On reste songeur après avoir fini de lire ce roman qui se développe par des chapitres brefs et agréables à lire : les hommes font des choses magnifiques ou horribles, s’exaltent pour le bien ou pour le mal, vénèrent ou haïssent au long d’une vie et dans un monde qui est en permanence un tissu de hasards multiples, et sans être assurés – malgré toutes les lunettes à longue vue – que demain est moins incertain qu’hier…
Théo Ananissoh
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