Des trottoirs et des fleurs, André Dhôtel (par Delphine Crahay)
Des trottoirs et des fleurs, André Dhôtel, 336 pages, 9,10 €
Edition: Folio (Gallimard)
Il semble – fors une confrérie de happy few à laquelle nous prétendons appartenir – qu’on ait oublié André Dhôtel. Il est certain qu’on a tort.
Il a écrit, entre les années 30 et 80 du siècle passé, une quarantaine de romans, de nombreuses nouvelles et des poèmes. Tous sont désuets, inactuels et intemporels à la fois, dotés d’un charme – au sens magique du terme, si l’on nous passe cet adjectif vague et galvaudé qui, ici, est juste – d’un charme donc, puissant quoique subtil – et sans doute imperceptible, donc inexistant, pour beaucoup. Dhôtel est aussi l’auteur d’articles et d’ouvrages critiques, notamment sur Rimbaud, mais aussi sur des écrivains délaissés, qui sont de la même race que lui : Charles-Albert Cingria, Jean Follain, Henri Thomas, pour ne citer qu’eux.
À notre grand dam, la plupart de ses œuvres sont épuisées. Certains titres ont été réédités dans les années 2000, chez Phébus, Gallimard, Horay, Fata Morgana et La Clé à molette, mais plusieurs d’entre eux sont déjà indisponibles – raison supplémentaire de scruter les rayonnages des bouquinistes, dans l’espoir – souvent vain – d’en trouver un que nous ne possédons pas encore. Parmi ces œuvres, Des trottoirs et des fleurs, dont il sera question dans cette chronique.
Léopold et Cyrille sont, comme la plupart des personnages dhôtelliens, des propres à rien. L’un est féru de peinture et l’autre de littérature ; tous deux passent pour des artistes en devenir, réputation qui ne tient pas à des fanfaronnades de leur part mais à la rumeur publique, aux espoirs et aux fantasmes que leur talent – ils n’en sont pas dépourvus – a fait naître d’abord chez leurs proches, puis dans tout le bourg. Or ce sont des rêveurs, des velléitaires qui n’aiment rien tant que d’errer en quête d’on ne sait quoi, d’ils ne savent quoi – miracle ou merveille – sans égard ni intérêt aucun pour une carrière, une situation. Voués aux lubies, ils se passionnent pour des brimborions, des combinaisons bancales vouées à l’échec, et pour deux jeunes filles : Clarisse et Pulchérie. L’une et l’autre sont intraitables, habitées par une violence secrète et une sauvagerie foncière, impulsives et imprévisibles – comme beaucoup de jeunes filles chez Dhôtel – et tout à la fois sages, soucieuses de s’installer, pourvues du sens des nécessités et contingences pratiques. Un mariage a lieu entre Pulchérie et Léopold, mais l’affaire tourne mal et le jeune homme est mis à la porte comme un malpropre. Son tort est de ne pas se mettre sérieusement au travail. Ces dissonances n’empêchent pas l’amour – peut-être l’attisent-elles : ils se savent, se sentent, indissociablement liés, envers, contre et malgré tout.
Il y a aussi le père Amédée, dont la verve inspirée brode sentencieusement des discours sans queue ni tête où surgissent parfois, entre deux truismes et par on ne sait quel hasard ou quelle erreur, des paroles avisées, pleines de bon sens. Cet avatar de la figure du simplet, dont la simplicité et la candeur confinent de temps à autre à la sagesse, témoigne du goût de Dhôtel pour l’insolite et le cocasse, de son humour qui mêle à une ironie tendre une espièglerie presque grave. Sa fille Clémence, sœur de Léopold, est une sorte de sainte, une bienheureuse qui accueille toute circonstance avec un sourire immarcescible et une équanimité absolue – presque surnaturelle, pour employer un vocable du lexique dhôtellien. On croise aussi, dans Des trottoirs et des fleurs, un collectionneur et un brocanteur excentriques, tous deux pris dans les rets d’une jeune aventurière nommée Marina.
De quoi est-il question dans ce roman ? D’amours – passagères ou éternelles, impossibles et nécessaires. De mariages – qu’on célèbre ou non. D’intrigues embrouillées à plaisir par les personnages, par les racontars et les commérages – ceux-ci tiennent un rôle important, dans ce roman comme dans les autres : enflant et se répandant, ils embobelinent tout le monde mais il faut toujours les écouter : au détour d’un cancan pointe une vérité, un détail ou une circonstance d’apparence anodine qui se révélera, peut-être, décisif – on serait tenté d’y voir une sorte d’avatar grotesque, en sabots et fichu, du chœur antique. De rebondissements et de retournements de situation inattendus, d’un fantôme qui n’en est pas un et de mystères idem, de courses insensées et de vagabondages.
On pourrait dire que ce roman, dans lequel se trouvent des situations, des motifs et des personnages typiques qui paraissent relever, en apparence et superficiellement, d’une certaine littérature « populaire », est un fatras, une histoire sans queue ni tête, absurde et sans portée. On pourrait qualifier Des trottoirs et des fleurs de banal, de plat, de médiocre – après tout, il s’agit d’un récit dont les principaux personnages sont deux bons à rien épris de deux chipies naïves et rusées et une rastaquouère ravissante qui fomente de faux mystères, tous embringués dans des intrigues et des brouilles causées par des conflits d’intérêts ou des malentendus ; d’un récit dont l’Histoire est absente, qui semble ne convoquer aucun enjeu social, encore moins politique, et qui est écrit avec les mots et les tours les plus simples.
On pourrait. Cela serait à la fois juste – d’un certain point de vue – et injuste : insuffisant et réducteur. Car l’auteur est André Dhôtel, ce qui veut tout dire – pour nous – aussi bien que rien du tout. S’agissant des personnages et des situations typiques, cet écrivain les a comme arrachés à leur caractère stéréotypé, leur a insufflé, par quelques détails, une singularité qui les rendent irréductibles au type dont ils paraissent relever. Marina, par exemple, est certes une aventurière séduisante aux cheveux noirs, mais elle est dépourvue de toute vulgarité qui est souvent le lot de ce genre de figure. Elle est paradoxale, alliant une forme de cynisme et de calcul dont le but n’est pas de s’enrichir mais de courir le monde en quête de découvertes, à l’innocence et à la spontanéité. Paradoxaux, les personnages le sont d’ailleurs tous, et sans remède, ce qui les rend complexes, justes et vivants : leurs sentiments et leurs aspirations se heurtent sans cesse à la réalité, buttent contre les obstacles les plus triviaux. Ils en sont conscients mais ne renonceraient pour rien au monde à leurs manies : Pulchérie et Clarisse sont possédées par une opiniâtreté farouche et irréductible – sauf à la fin du roman ; Léopold et Cyrille, par une obstination aveugle et sourde qui refuse de se rendre à quelque évidence que ce soit – de se rendre tout court.
Mais là n’est pas l’essentiel – quoi que ce ne soit pas un point négligeable, et que le paradoxe, ou la contradiction – selon le point de vue – irrigue toutes les dimensions de l’œuvre. Ce roman, comme les autres, illustre une conception poétique de l’existence et un rejet de certaines convenances, valeurs et idéologies dominantes : carrière, réussite et situation sociale, par exemple, sont de vains mots et de vaines choses chez cet écrivain. Ni le rationalisme ni l’utilitarisme ne sont valorisés en son monde, et la morale n’y a pas cours, pas plus que le bien ou le mal. On peut déceler aussi une sorte d’anarchisme existentiel plutôt que politique, sans système.
Mais l’essentiel, selon nous, est cet art de transfigurer la banalité où excelle Dhôtel et qui nous semble, avec une certaine conception du hasard qui résiste encore à notre entendement, le fondement de sa poétique. Cette manière qui lui est propre consiste d’abord dans une sorte de sans façon, une acceptation tranquille et légère de la banalité des événements et des situations. Il en résulte qu’il dit cette banalité sans la faire passer pour ce qu’elle n’est pas, mais sans la dédaigner non plus : elle lui inspire au contraire un intérêt passionné. Roman après roman, il s’attache, selon ses termes, à « explorer le domaine étonnamment secret de la banalité », le réel dans ce qu’il a de plus concret, de plus quotidien, de plus insignifiant – c’est-à-dire qu’il sonde, avec une attention fervente, le mystère des choses et des êtres, leur étrangeté foncière. C’est là que sourd le merveilleux dhôtellien : dans la présence diffuse et chatoyante d’un autre monde au sein de celui-ci, présence dont les reflets et les signes ne se manifestent qu’à ceux qui savent regarder et attendre, s’attacher aux détails les plus infimes – une lumière ou une lueur, l’éclat d’un visage, une couleur, … – et s’y abîmer, se perdre et recevoir comme un présent nonpareil les épiphanies fugaces qu’ils offrent et qui changent tout – en d’autres termes, ceux qui savent qu’« une science subtile de l’égarement illuminera les plus humbles choses », pour le citer encore. Cette présence, cet autre monde, nous peinons à le définir : il est de l’ordre de l’insaisissable – une « magnificence impossible à saisir » – et de l’invisible ; il flotte dans les interstices entre l’ici et l’ailleurs, et les personnages n’en entrevoient que des reflets – qui les fascinent, les envoûtent et mettent leur vie sens dessus dessous.
Nous sentons bien ce que ces propos ont de vague, de brumeux voire de fumeux – c’est indicible, blablabla – mais nous ne sommes pas, ou pas encore en mesure de définir plus précisément ce que nous sentons là – sans compter que nous ne sommes pas non plus des rationalistes forcenés, des obsédés de l’explication rigoureuse et de la réduction des effets, en l’occurrence la fascination que Dhôtel exerce sur nous – à des causes qui, quelles qu’elles soient, ne peuvent en épuiser ce qu’ils engagent et requièrent.
Quant à l’écriture, elle est délibérément simple et sobre ; on pourrait y pointer beaucoup de clichés, de facilités d’expression, de redondances – en apparence. Dhôtel, qui ne se considérait pas comme un styliste, qui se méfiait du style et, pour tout dire, ne s’en souciait guère, se signale par un lexique où on trouve des mots tels que : intraitable, insaisissable, inexplicable, merveilleux, sauvage, impossible, indécelable… Nous choisissons de citer ceux-ci parce qu’ils subissent, nous semble-t-il, le même traitement que les situations et types dont nous parlions plus haut : galvaudés et éculés, vidés de leur suc, banals au possible, ils sont comme transfigurés, eux aussi, débarrassés de leurs acceptions et connotations communes, et retrouvent dans les phrases de Dhôtel une consistance et une force.
Il y aurait bien davantage à dire sur Dhôtel, en qui Mauriac voyait « le créateur du plus étrange de nos univers romanesques », mais cela suffira, je l’espère, à vous montrer qu’il faut se garder de reléguer Dhôtel au purgatoire des écrivains faciles, superficiels, divertissants : cette « redoutable » simplicité – ainsi que la qualifiait Henri Thomas – masque une profondeur moirée, une richesse qu’on ne soupçonne pas au premier abord. Puissiez-vous, si ce n’est pas déjà fait, entreprendre un voyage dans le Dhôtelland, ce pays singulier dont on ne revient jamais.
Delphine Crahay
- Vu : 1957