Des routes, Carole Zalberg, Anne Gorouben (par Pierrette Epsztein)
Des routes, Carole Zalberg, Anne Gorouben, Les éditions du Chemin de fer, novembre 2018, 72 pages, 14 €
Des routes, c’est l’histoire d’un été radieux. C’est le temps des vacances. C’est la joie d’une mère et d’une fillette insouciante qui jouissent du sable d’une plage chaude sous un soleil éclatant pour « fuir un quotidien lassant ou simplement pluvieux ». Et la mère rappelle à l’enfant : « C’était l’été des vacances sur cette île où tu te gavais de tomates et de melons, tu t’en souviens ? ».
C’est l’aventure d’un « petit caillou rouge » qui a beaucoup voyagé, perdu et retrouvé au fond « d’un tiroir à tout et n’importe quoi ».
C’est l’histoire « d’un trésor, C’est un bout de pays, un morceau de chemin. Moi, quand je l’écoute, je l’entends murmurer », dit la mère à sa fillette.
C’est l’histoire d’une petite fille fureteuse et réfléchie, étonnée de tout, posant sans cesse des questions dans un désir insatiable de comprendre, sensible à la moindre détresse.
C’est l’histoire d’un poisson échoué sur la plage que la mère et la fille vont réussir, à force d’acharnement et de foi, à remettre à l’eau et à sauver d’une mort certaine : « On aurait dit qu’il criait “Aidez-moi ! Rendez-moi la mer, ma maison !” ». Ce poisson n’est-il pas, en fait, la métaphore de cette épopée ?
C’est l’histoire d’un canot de migrants épuisés qui eux aussi vont échouer non loin de cette plage. Ils cherchent une route possible vers un ailleurs vivable. Certains y parviendront, pour d’autres se sera la déroute.
C’est l’histoire d’une rencontre improbable entre deux femmes aux réalités contraires et qui n’auraient jamais dû se croiser si le destin ne s’en était pas mêlé.
L’une est une femme sans soucis apparents, qui vit avec sa fillette. Toutes deux s’aiment dans une tendre complicité joyeuse.
L’autre, aussi, fille unique de parents âgés, jouit d’une famille aimante. Mais un monde sauvage surgit brutalement dans leur existence. L’Histoire menace leur vie paisible. Alors, malgré la douleur, malgré le chagrin, les parents vont se résoudre à une séparation irrémédiable. Pour la sauver, ils vont obliger leur fille chérie, qui n’a pas encore dix-sept ans, à accepter leur décision. « Je pars parce que je suis démesurément aimée ». Et elle accepte, la mort dans l’âme, de fuir l’horreur pour survivre.
L’une passe des vacances heureuses avec sa fillette dans une béatitude aveugle quand un évènement improbable surgit au milieu de son été.
L’autre, sur cette plage si séduisante, est une toute jeune fille au corps exténué, à bout de forces qui va venir s’y échouer et « ramper jusqu’à la plage », sous l’indifférence indécente des plaisanciers.
L’une a le regard d’une mère. Et il va être happé par cette silhouette qui lui déchire la vue et « faisait comme une éraflure dans sa conscience ». Tout le bonheur de son été radieux s’en trouvera chamboulé et troublera son existence pour le restant de ses jours, elle qui se refuse à tout renoncement, capable d’une empathie que rien ne peut altérer.
L’autre est errante, « une toute jeune femme d’à peine dix-sept ans », qui va, au prix de périls insensés, de risques vitaux, tromper la soif, la faim et l’effroi, regarder la mort en face, subir l’enfermement. Mais ne jamais plier. Et après des sacrifices exorbitants, elle va, grâce à sa détermination acharnée, à sa force vitale inviolable, affronter l’inconnu, franchir des précipices, se détourner de l’angoisse. Azria, puisque c’est son prénom, a longtemps dérivé. Elle a dû pour survivre « enfoncer une jambe après l’autre dans la neige profonde, une jambe après l’autre corps et cerveau pris dans la gangue d’un froid tel qu’il efface jusqu’au souvenir de ne pas l’avoir toujours eu au fond des os », et surtout elle ne doit pas penser à ceux qui meurent en chemin, suivre sa route en détournant le regard de l’horreur sinon elle ne pourra plus progresser, « une jambe après l’autre jusqu’à l’annonce suivie de larmes et de cris de joie : nous avons réussi ». Son endurance sans faille va lui permettre de se reconstruire, au bout du chemin, une vie désirable, loin, tout au nord de son pays d’origine.
L’une et l’autre ne se lâcheront pas la main depuis que cette jeune femme a « planté ses yeux dans les siens et agrippé sa main ». Elles se suivront de près lorsqu’Azria sera enfermée dans un camp de réfugiés. Puis de plus en plus loin, elles s’écriront. Le lien qui les unit ne se dénouera plus. Une alliance sera scellée à jamais qui les engagera.
C’est l’histoire de deux voyages aux antipodes l’un de l’autre mais qui vont faire que deux femmes vont s’adouber. Azria et la mère ne vont plus se quitter, accrochées l’une à l’autre par une force qui les domine. Nous réaliserons qu’en fait il n’y a, là, nul hasard, simplement des coïncidences bienveillantes. Mais au-delà de cela, deux inconscients se sont devinés car le nom de cette mère a des sonorités d’un lointain qui a lui aussi connu le désastre.
C’est l’histoire d’un exil qui rejoint tant d’autres déracinements qui brisent la continuité d’une lignée. C’est pour cela qu’à travers ce cas singulier, une multitude de créatures peut s’y reconnaître.
Dans ce texte, l’écriture de Carole Zalberg s’offre à nous entre sang et lumière, entre tendresse enviable et brutalité extrême, entre rire et larmes, entre attachement et arrachement, entre passé et présent puisque l’histoire est contée par la mère à sa fille dans une remontée du temps et une remémoration des évènements. Une fois de plus, comme dans plusieurs autres de ses écrits, l’auteur joint l’horreur à l’espoir. Pour réussir cette performance, elle use d’une langue à la fois simple et poétique. Mais ici, de surcroît, elle parvient, avec une habileté étonnante, à exprimer la langue, la gestuelle, les mimiques d’une enfant dans une fraîcheur étonnamment efficace qui nous emporte à travers des dialogues savoureux. C’est la fillette qui, par ses questions pertinentes, aménage la conduite de la narration. Mais parfois, interviennent les monologues intérieurs tragiques d’Azria, rédigés en italique, qui nous bouleversent et nous submergent. Tout le texte repose sur les oppositions entre deux vies, entre deux destins. Avec le personnage d’Azria, on frôle le conte initiatique. Deux verbes viennent à l’esprit : – apprendre et s’aguerrir – à travers la série d’épreuves qu’elle traverse et qui la mèneront de l’adolescence à l’âge adulte.
Mais c’est surtout un récit où l’amour et la solidarité triomphent et servent de toile de fond à cette odyssée, où des liens puissants s’entrelacent : ceux de l’amour des parents pour leurs enfants, ceux d’un humain pour un autre humain, si fort et si fragile. Résonne, court et retentit impérieusement, tout au long de ce texte, l’altruisme plus fort que la haine. Et au-delà de tous les sacrifices, cet amour inconditionnel qui permet de grandir et d’accepter la séparation. Il nous interroge sur la façon dont se sont tissés nos propres liens familiaux et par la suite, les relations que nous établirons avec nos congénères, nos semblables, si loin, si proches.
Les dessins d’Anne Gorouben, choisis avec un grand discernement par les deux éditeurs parmi un vaste ensemble, collent parfaitement au texte. Ces portraits de femmes et d’enfants à l’aquarelle ajoutent une force manifeste au récit. En effet, ils sont issus d’une expérience personnelle, que rien de ce qui touche au cœur du pire de la souffrance et de la violence de l’exil ne fait reculer, dans la « Jungle de Calais » et à laquelle Anne Gorouben n’a hésité à se confronter durant plusieurs années. Elle y a découvert l’horreur de la misère extrême mais aussi la fascination devant l’ingéniosité et la découverte de moments improbables de générosité et de bienveillance de ces gens venus d’ailleurs et échoués dans ce « nulle part » qu’ils ont tenté au mieux, avec l’aide de bénévoles, eux aussi venus de partout, de rendre supportable, avant qu’on ne les en chasse avec une brutalité sans égard. Et ses dessins montrent cette tendresse et cette détresse mêlées.
Cette association insolite de mots et d’aquarelles, aux tonalités éteintes, nous émeut et nous ébranle. Cet ensemble nous incite à laisser surgir les émotions inavouées et inavouables que nous tentons, si souvent, de dissimuler derrière les masques commodes de la bienséance distante ou pire dont nous nous détournons avec un aveuglement condescendant.
Au départ, cet ouvrage est né d’une commande pour un projet de spectacle musical : l’idée de ce spectacle musical a été initiée par la femme metteur en scène Melha Mammeri-Bossard qui a fait appel à des comédiennes et à des musiciennes de multiples nationalités. Après avoir exploré tant de formes variées de présentations de son œuvre, cette fois, Carole Zalberg a tenté de rédiger un texte, qui a donné lieu à une lecture musicale dans l’église Saint-Bernard à Paris. Le texte est ensuite devenu un livre illustré, édité en 2018 par les éditions du Chemin de fer.
Pierrette Epsztein
Carole Zalberg, née en 1965, vit dans le 20ème arrondissement de Paris. Elle joint à son métier de romancière celui de poète, de traductrice et de parolière, et a publié de nombreux romans, y compris des livres destinés à la jeunesse et a également participé à des recueils collectifs. Elle anime des rencontres littéraires à la librairie La Terrasse de Gutenberg à Paris ainsi que des ateliers d’écriture avec des adolescents. Elle est membre de La Société des Gens de Lettres dont elle a été administratrice depuis 2012 puis secrétaire générale depuis juin 2014.
Anne Gorouben est née en 1959 à Paris. C’est là qu’elle vit et travaille. Peintre, elle est diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (Atelier de Zao Wou Ki). Elle expose régulièrement ses peintures et ses dessins en France ou à l’étranger. Elle a notamment présenté un hommage à Paul Celan en 2003 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, et le cycle « D’Odessa à Odessa » dans différents centres d’Art en France et en Ukraine. Ses œuvres sont présentes dans des collections publiques et privées en France et à l’étranger. Sa devise qui la définit parfaitement est : « Dessiner, lutter, vivre ». A partir de 2015, elle est allée régulièrement dessiner dans la « Jungle » de Calais avec les réfugiés pour les rencontrer. Avec eux, elle a partagé l’attente, le froid, l’abattement et la joie. Entre 2015 et 2016, elle a réalisé un ensemble de 150 dessins, beaucoup de portraits, que les réfugiés photographiaient et postaient à leurs familles et dont elle leur rapportait des copies lasers dédicacées. C’est une partie de ceux-ci qui illustre Des routes.
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