Des mécanismes diaboliques de la langue de bois (par Mustapha Saha)
L’expression russe « langue de chêne », devenue « langue de bois », et en termes savants « xyloglossie », qualifie le langage impénétrable de la bureaucratie, qui ne s’impose que par ses codes arbitraires. Un langage particulièrement répandu dans les classes dirigeantes parce qu’il permet, en toute circonstance, de se sortir des impasses argumentaires par des acrobaties verbales abracadabrantes. Il s’agit d’une névrose jargonnière, qui falsifie, dénature, flétrit toutes choses sous prétexte de les perfectionner techniquement. Les litotes, les idées préconçues, les comparaisons outrancières, les fausses évidences, ne servent qu’à noyer le poisson. Les wishful thinking, qu’on pourrait traduire par vœux pieux, drainent des loquacités inintelligibles, des périphrases intangibles, des absurdités incorrigibles, font plier les réalités aux interprétations fantasmatiques et trouvent dans les discours politiques les meilleures illustrations. L’artificieux parler-vrai envoile, dans sa prétendue transparence, des platitudes désolantes. Les démonstrations brouillardeuses se balisent de notions sibyllines. Les précisions ne dessinent en définitive que les contours des imprécisions. L’idéologie vacuitaire imprègne tout ce qu’elle traite d’insignifiance.
Les électeurs, déroutés par les affirmations discordantes, finissent par tomber dans la léthargie citoyenne. Le vote est par lui-même un acte de résignation. Les structures pyramidales, où le sommet écrase toutes les strates intermédiaires, se double d’une imbrication complexe des mailles du pouvoir dans le tissu social (Michel Foucault).
Il existe, bien entendu, autant de langues de bois que les contextes qui les manifestent, mais les phraséologies similaires, les plaidoiries démagogiques, les éloquences prosélytiques relèvent des mêmes anesthésiques de masse. Les subterfuges rhétoriques qui caractérisent la communication publique sont connus depuis l’antiquité. Dans l’œuvre de Platon, les controverses socratiques démasquent et démystifient méthodiquement les séductions discursives des sophistes. Dans sa pièce de théâtre Mémorandum, Vaclav Havel démonte le langage aliéné et aliénant, qui assène des ordres incompréhensibles. « Au commencement de tout, la parole. C’est le miracle qui nous fait humains. Mais c’est aussi le piège, l’épreuve, la ruse et le test ». La pratique xyloglossique se traduit par une double aberration : la perception délirante des réalités par des orateurs enfermés dans l’autopersuasion et l’autosatisfaction, et la réception des grandiloquences creuses comme des vérités acquises par des auditeurs catéchisés. Les frénésies des meetings transbahutent des émotions soudaines et des hystéries collectives, des soumissions aveugles et des divagations corruptives. « Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l’imagination populaire, mais la façon dont ils sont répartis et présentés. Il faut que, par leur condensation, ils produisent une image saisissante qui remplisse et obsède l’esprit. Qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules, connaît aussi l’art de les gouverner » (Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895).
La langue de bois se place toujours, avec toute la mauvaise foi requise, du côté du pouvoir. Elle sape à la racine les critiques, terrasse les répliques, submerge les objections dans son déferlement péremptoire. S’établit une correspondance identificatoire entre économique et politique, entre injustices induites par les logiques spéculatives et libertés réduites sous démocraties délégatives, entre mal nécessaire et boucs émissaires. Les exploités ne sont, dès lors, que des défavorisés, responsables de leur malheur social parce qu’ils sont incapables de tirer le bon numéro dans l’égalité des chances. Les réalités subies se retournent en allégations contraires. L’exploitation ne serait ainsi qu’une invention des fainéants pour justifier leur déveine. Quand les médias ne peuvent plus occulter les implications toxiques et les dévastations sanitaires de la société de consommation, la baguette magique des entrepreneurs sort la miraculeuse démarche qualité. Il n’est pas inutile de rappeler la tragédie de la vache folle, des bovins alimentés avec des farines animales et contaminés à grande échelle par l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), une infection dégénérative qui foudroie leur système nerveux central et leur moelle épinière. Cette pathologie fatale est transmissible à l’être humain, dans une forme dénommée « nouveau variant de la maladie Creutzfeldt-Jacob », qui se traduit par des troubles neurologiques graves, des pertes de mémoire, des perturbations du comportement, des signes de démence. Ce n’est qu’à partir de 1998 que les autorités françaises mettent en place l’Institut de veille sanitaire et l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments. La langue de bois se charge de dédramatiser la catastrophe en incriminant une psychose collective. Le Président ironise sur l’égarement de la « presse folle ». Les politiques travaillent les retours d’image pour se disculper de toute imputabilité, et quand ils sont pris en flagrant délit de laxisme, comme dans le cas du sang contaminé, ils se reconnaissent responsables mais non coupables.
Les milieux d’enfermement, l’école, l’usine, la prison, sont des institutions obsolètes. Leur crise prolongée signe l’agonie des pratiques anciennes de la politique. « Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires » (Gille Deleuze). L’usine révolue est remplacée par l’entreprise, qui conditionne les modulations du salaire au mérite par des formations, des concours, des challenges pour optimiser les performances et doper la productivité. Les rivalités sont exacerbées comme leviers de motivation et moteurs d’émulation. Les sociétés abandonnent les mots d’ordre au profit des mots de passe, qui permettent ou interdisent l’accès à l’information. L’entreprise délocalise les productions, vend des services et achète des actions. Les circuits bancaires avalent et digèrent les transactions. Le travail filtré par le numérique est guetté en permanence par les bugs, les piratages, les virus vampirisateurs ou destructeurs. Le couple masse-individu se dissocie. L’individu n’est plus un interlocuteur. Il n’est qu’une unité impersonnelle dans une catégorie statistique, un cryptogramme dans une banque de données. Le serpent monétaire régule les activations. « L’être contrôlé est ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu » (Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle).
La langue de bois catalogue la misère absolue comme une fatalité sociétale. La diversité culturelle s’invoque comme alibi mercatique à la dévalorisation sociale des immigrés, des réfugiés, des déracinés. Face aux politiques d’intégration ségrégative, la notion douteuse d’inclusion, qui signifie étymologiquement « enfermement », se débite comme dernier avatar du marketing politique. Personne ne se scandalise des milliers de sans-logis qui dorment sur les trottoirs de la capitale parisienne. Les rafles policières dégagent périodiquement, brutalement, les camps d’infortune, qui se reforment aussitôt ailleurs. Les laissés-pour-compte, désidentifiés, anonymisés, sous le vocable « sans domicile fixe », siglés sous l’acronyme « sdf », errent, toujours plus nombreux, dans la société d’abondance. Ces morts-vivants rappellent combien la vitrine touristique, encombrée de richesses, s’est vidée de tout sentiment d’humanité. « On s’aperçoit que les grandes menaces qui pèsent sur le monde actuel, les cataclysmes écologiques, les catastrophes sociales, failles abyssales entre riches et pauvres, cachent, quelque part au plus profond de leurs entrailles, une cause commune : l’imperceptible mutation d’une parole humble à l’origine en une parole orgueilleuse » (Vaclav Havel, Essais politiques, éd. Calmann Lévy, 1994). Il fut pourtant un temps où les clochards, avec leurs tenues excentriques et leurs barbes prophétales, étaient des nomades urbains, des figures pittoresques, des poètes, des philosophes de la vie quotidienne. Il demeure quelques bohémiens au quartier latin, toujours plongés dans une énigmatique lecture, sempiternellement indifférents à l’effervescence ambiante.
Le commerce dit équitable instrumentalise les organisations non-gouvernementales pour désarmer les détracteurs. Se poursuivent l’asservissement sans freins des pays pauvres, l’esclavagisation de leurs mains d’œuvre, l’épuisement de leurs ressources naturelles. Se saturent les supermarchés occidentaux de produits exotiques, de fruits et de légumes hors saison. Mais les formules « commerce équitable », « appellation d’origine contrôlée », « indication géographique protégée », « spécialité traditionnelle garantie », « agriculture biologique », fondées sur les trompeuses valeurs d’équitabilité et de solidarité, confondues avec les supposées qualités supérieures des marchandises, participent du brouillage des informations. La plus grande partie des produits mis en vente finissent dans les poubelles, et, quand ils ne sont pas incinérés ou sélectivement recyclés, sont expédiés dans les gigantesques décharges africaines, où la dioxine cancérigène fait des ravages, ou dans une île du pacifique transformée en déchetterie. Toutes ces calamités pathogènes sont écoulées par l’ultralibéralisme comme des impératifs incontournables du mondialisme, une notion suffisamment équivoque pour englober tout et son contraire.
Le mondialisme est l’ultime avatar de la langue de bois. Au lendemain de la Première guerre mondiale, le sociologue Florian Znaniecki constate « le déclin de la civilisation occidentale » qui, obnubilée par sa suprématie technique, abandonne la pensée philosophique, mercantilise les créations artistiques, brocante les avant-gardes littéraires. La production mécanique et la rationalisation machinique se propagent à toute la société où l’argent devient le but suprême, où les ressources humaines sont de simples barèmes. Pour contrer le matérialisme phagocytaire, Florian Znaniecki propose une approche alternative, le « culturalisme », une culture arrachée à la monopolisation des élites, enrichie de toutes les créativités, une culture qualitative, décloisonnée, déconditionnée, accessible à toutes les couches de la population. La langue de bois prospère justement dans ce désert artificiel entre culture élitaire et vulgate populaire ? La notion « regard sur le monde », qui relativise les perceptions et les conceptions, se substitue à la formule close « vision du monde », qui assigne une orientation idéologique et une prédétermination politique. Florian Znaniecki et l’anthropologue Bronislaw Malinowski se rejoignent pour consigner l’égalité de toutes les cultures depuis les temps préhistoriques jusqu’à l’époque actuelle (Florian Znaniecki, Cultural reality, 1919, The University of Chicago Press). Pour Bronislaw Malinowski, la culture est une totalité organique et une dynamique constante dans lesquelles chaque élément n’a de raison d’être et de sens que par rapport aux éléments voisins. La langue de bois est, de ce fait, une négation de « la réalité culturelle » (Bronislaw Malinowski, Une théorie scientifique de la culture et autres essais, traduction française, éd. François Maspero, 1968).
Dans Les Limites de l’historicité. Continuité et transformations de la pensée (éd. Beauchesne, 1997), Barbara Skarga montre comment les codifications technocratiques, en abolissant la réciprocité entre histoire et culture, achèvent et clôturent les règles et les significations. Le fonctionnalisme algorithmique passe par la destruction du sens synoptique. L’institutionnalisation, dernière barrière conservatrice, tente de contenir et d’empêcher cette destruction, sans être elle-même à l’abri d’une dénaturation codique. La révolution numérique, utilisée comme vecteur d’appauvrissement linguistique, oppose la boulimie cybernétique à l’assimilation livresque. Les images absorbent et résorbent les éruditions traditionnelles, les temporalités observationnelles, les persévérances rédactionnelles. Les nouveaux rites sociaux s’accomplissent dans la spontanéité débridée, l’impétuosité chaotique, la transe télématique. Les bloggeurs publient des non-livres où les humeurs passagères et les commentaires à l’emporte-pièce font fi de toute stylistique. On écrit comme on parle, dans une terminologie laconique et une syntaxe anachronique. On s’installe allégrement dans l’indigence du langage signalétique. On produit, dans l’instantanéité et la percutance, des astuces inusitées de langue de bois, qui ne détonnent que par leurs innovations formelles.
Vivifiante relecture de La Pensée captive de Czeslaw Milosz (Gallimard, 1953) : « L’ignorant, dont l’esprit continue à être agité par les espoirs aveugles et les frayeurs de la superstition, se laissera bientôt persuader par ses supérieurs d’adresser ses vœux aux divinités régnantes du moment, et insensiblement, il s’imprégnera d’un zèle ardent pour soutenir et propager la nouvelle doctrine, à laquelle sa faim spirituelle l’a d’abord poussé à se rallier ». « L’homme apprend à chérir les barrières mises autour de lui », car « la peur devant la liberté n’est rien d’autre que la peur devant le vide ». Ainsi en est-il de la servitude volontaire. A moins que les moutons dociles ne soient des loups avides de liberté, qui taisent leur opinion et livrent un combat de contrebande en attendant le moment propice, comme en témoigne le soulèvement pacifique du peuple algérien. « Quand on dépouille les illusions, quand on présente toute chose dans sa crudité, quand on va, de plus en plus loin, vers la nudité du monde, quand on parvient au point où l’intellect n’a plus rien à faire, le mot se change en un cri de bataille, il n’est plus qu’un substitut imparfait de l’action ». Les intellectuels proches du pouvoir, « cribles par lequel le vent passe, le vent de la nécessité historique », boostés d’optimisme officiel, savent que « l’histoire est le domaine exclusif du démon et que quiconque se met au service de l’histoire signe un pacte avec le diable », et pourtant, ils se font propagateurs zélés des maîtres despotiques, parce qu’ils n’ont d’autre moyen de diminuer le nombre des humains, intérieurement libres, qui peuvent juger leur malfaisance morale, « qu’en amenant de nouveaux damnés au triste troupeau ». L’humain, menacé de rationalisation totale et de robotisation fatale, puise son énergie combative uniquement dans sa subjectivité rétive. L’acte d’écrire ne gagne-t-il pas, à ce prix, son ardeur subversive ? La littérature ne doit-elle pas élever son message au-dessus des effondrements ? Il n’est que la littérature qui puisse dénoncer, avec efficience, les pièges vulgaires et terribles des langues de bois. « Quiconque a vu une ville d’un million d’habitants réduite en cendres, des kilomètres de rues sans trace de vie, sans même un chat de gouttière ou un chien errant, se rappelle avec ironie les descriptions des enfers urbains par les poètes narcissiques, qui ne décrivent en réalité que l’enfer de leur propre âme. Qui n’a pas vécu les horreurs de la guerre et du terrorisme ignore combien violente, chez le témoin, la révolte contre lui-même, la révolte contre ses propres négligences et son propre égoïsme » (Czeslaw Milosz).
La langue de bois assure une fonction de banalisation des systèmes de surveillance et de contrôle, des machines d’oppression et de répression, des mécanismes pernicieux de téléguidage, qui pilotent, en tout lieu, à tout moment, les consciences et les comportements. Le travail, l’enseignement, l’emprisonnement s’effectuent désormais à distance grâce aux connections internétiques, aux prothèses robotiques, aux bracelets électroniques, aux puces génomiques, aux génies cybernétiques. Les « data mining » collectent toutes les données des parcours existentiels, les analysent sous toutes les coutures, les exploitent comme cibles dans les situations qui les requièrent. Le scandale du Facebook-Cambridge-Analytica a mis en lumière l’échelle astronomique des manipulations informatiques. Cette fuite de 87 millions fichiers a permis aux services secrets américains d’influencer les intentions de vote en faveur de certains politiques. Les immenses farms où sont stockées ces données ressemblent aux dépôts militaires, soustraits aux regards par des miradors et des fils barbelés. Les cloud computing n’ont de nuagique que la métaphore faussement romantique qui brouille les pistes. Ces techniques méphitiques se reflètent dans des pratiques psychotiques comme les stalking, ou traques furtives, qui commencent comme des jeux et se terminent par des drames. Un monde harcelé par les cyberattaques où les résistances se ringardisent et les conduites névrotiques se systématisent. L’incroyable consentement à l’égard des vidéosurveillances s’explique par l’indécente galvaudisation des vies privées. Les réseaux sociaux s’alimentent d’innombrables narcissismes. « Face à ces formes de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant » (Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, éd. de Minuit). « L’espace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirés hors de nous-mêmes, dans lequel se déroule précisément l’érosion de notre vie, de notre temps et de notre histoire, cet espace qui nous ronge et nous ravine, est en lui-même un espace hétérogène » (Michel Foucault). Les hétérotopies foucaldiennes affranchies de l’emprise directe du pouvoir, qui agissent comme des miroirs inversés de la société, constituent les derniers refuges où des manières d’être émancipatrices peuvent encore s’expérimenter. Des lieux localisables, sans embrigadement identitaire qui ouvrent le jeu transversal et diversitaire. « Il faut saisir ce qui nous arrive dans notre désorientation et dans notre dislocation, nous saisir nous-mêmes en plein déplacement, en plein vol ou en pleine errance » (Jean-Luc Nancy, préface à La Dislocation. Architecture et philosophie de Benoît Goetz, éditions de la Passion, 2001). Comment s’immuniser contre les langues de bois, génératrices de méconnaissance et d’obscurantisme, qui s’instillent dans la vie quotidienne comme des virus délétères ? Seule la pensée nomade peut s’échapper des impasses labyrinthiques et des immensités désertiques, déjouer les chausse-trappes politiques, sauvegarder les garde-fous éthiques.
Mustapha Saha
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