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Des fleurs dans le vent : Le cas Ristić, par Hans Limon

Ecrit par Hans Limon le 14.06.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Des fleurs dans le vent, Sonia Ristic, Intervalles éditions avril 2018

Des fleurs dans le vent : Le cas Ristić, par Hans Limon

 

Si Rimbaud s’est mis du vent sous la semelle, comme il est dit, nul doute que ce dernier, je veux dire le vent, s’est de Sonia Ristić fabriqué deux paires à la mesure de ses élans. Car à celui qui voudrait la suivre, il faut savoir garder patience ou de ses mots se contenter. Or il arrive à la trombe humaine de s’alunir et livre en main de se prêter au jeu de l’entretien. Parfois. D’où ce jeudi 12 avril 2017 à Paris. Jour de sortie. Soir de partage. Dédicaces à tout rompre. Bizarre, enfin, de l’aborder par le bruit et l’odeur, Sonia. Les moins jeunes le savent bien. Les autres au diapason se mettront.

Des fleurs dans le vent. De prime(ur) abord, ça pue la bluette kitsch à trois centimes rouillés ou la dystopie bio pour masturbateurs de chevrotins lyophilisés. Pas possible… Rembobinons.

Sonia Ristić, c’est quand même Orages, Migrants, Le goût salé des pêches, Yalla !, Lettres de Beyrouth, La belle affaire. J’en passe, comme dit l’autre. Mais qui, au fait ? Nevermind. Trois bourgeons, qui deviendront fleurs, donc, trois enfants jetés au vent du hasard et réunis par ce même vent, toujours, dans un petit immeuble « au croisement de la rue Myrha et du boulevard Barbès », poignante litanie, au confluent du petit rien et du grand tout, pour ainsi dire, au carrefour de la petite famille, celle qu’on se forge, dont on choisit d’hériter, qu’on perpétue, qu’on fait croître un peu-beaucoup-passionnément et de la grande histoire, scandée par les affiches des élections présidentielles successives, les sourires de Bruce Willis et les mines contrariées d’Oskar Schindler. Summer, JC, Douma, des prénoms à coucher dehors, ce qu’ils font, d’ailleurs, sans trop se dévoiler, sans rien vous dévoiler, d’extractions diverses et partageant pourtant le même palier, les mêmes rêves, ne quémandant qu’un peu d’oisiveté vacharde, vous savez, cette façon qu’ont les gosses de se dire « je t’aime » sans jamais dépasser la bonne mesure.

« Jouer, c’est une façon de parler, car ils se battaient ces trois-là, les dents de l’un profondément plantées dans le mollet de l’autre, des mains agrippant fermement des touffes de cheveux, des ongles laissant des sillons rougeâtres sur des joues. Ces trois-là, dès ce premier souvenir commun, formaient déjà une drôle de créature à trois têtes, six bras, mêlés emmêlés ».

Devant pareil spectacle, un passionné de Victor Hugo ne manquera pas de penser aux trois enfants prisonniers de la haute tour ainsi qu’à leur fameux « massacre de Saint-Barthélemy », Quatrevingt-treize oblige. D’autres plus cinéphiles évoqueront Terrence Malick et sa manière si fluide et versatile de filmer l’enfance à hauteur d’enfant. Ils pourront. Mais ils prouveront leur profonde méconnaissance de Sonia, qui n’est rien de moins qu’une adolescente à couettes vrillées, une gamine armée de cette sublime impolitesse que perdent peu à peu les adultes en devenir : l’impolitesse de croire en ce que l’on dit ou écrit. L’indéfectible : « on disait que… ».

Un Porto, un Black, une Française bien de chez nous. On s’attend à des clichés façon Doisneau bas de gamme. Raté. Sonia vient de Belgrade. Établie en France depuis 1991. Après un détour par l’Afrique. Passer les frontières, elle sait ce que cela signifie. Bouger les lignes, elle sait faire. Alors elle aligne ses pions et les déplace de case en case. Paris, Romainville, Berlin, 1981, SIDA, prison, salle de classe (ne pas, ne plus, ne jamais oublier mademoiselle Morand : l’une de mes anciennes collègues, professeure de philosophie, porte ce nom, alors imaginez…), New York. Surtout New York. Illuminé de New York on revient. Forcément. Et tout paraît vide. On appellera ce vertige le « syndrome Koltès », voulez-vous ? Retour au désert.

Pourquoi tout prendre au tragique ? Certes, il y a les morts qui s’entassent (et Marguerite Duras fait partie du lot), le chômage de masse, la violence ordinaire, Michael Jackson qui s’obstine à virer grisâtre (épidermiquement-musicalement parlant), les histoires d’amour qui (se) cassent la gueule, Christine Boutin (!), les illusions qui s’effritent à trop vouloir se frotter au réel, la France et le Sénégal qui ne sont ni ne seront jamais terres d’asile pour Douma, cette façon de voir à travers le grillage des temps passés qui continuent à polluer le présent et que d’aucuns, par sincérité ou pour leur bonne conscience, nomment discrimination, il y a le Biafra, 2007 qui s’étire à perte de vie, Diana Spencer et Dodi Al-Fayed qui s’envoient en l’air sous terre. Il y a, il y avait, il y aura. Et alors ? Est-ce une raison suffisante pour convoquer Œdipe, Électre et toute leur clique ? A-t-on besoin d’Agamemnon pour expliquer de quelle façon Bérégovoy s’est fait sauter le caisson ? Un peu de modestie. Un peu de dignité. Un peu d’accordéon.

En trente ans et deux-cents pages, l’avorton tricéphale se tord, s’étire, chaque membre menant sa petite vie de son côté, mais se sentant toujours et malgré lui relié aux autres. Sociologie de l’intime, le roman de Sonia Ristić est une fable de l’assimilation, à tous les niveaux. Faire corps, faire peuple, se prendre au « je » commun, de plain-pied.

Aucun des discours politiques proférés jusqu’à ce jour (c’est-à-dire 2007), aussi éloquents soient-ils, ne peut prétendre à l’incisivité d’une morsure innocemment pratiquée sur le mollet d’un frère ou d’une sœur d’adoption, dans un petit immeuble « au croisement de la rue Myrha et du boulevard Barbès ».

Sans jamais tomber dans la sensiblerie ni le pathos inutile, et prouvant au passage qu’on peut tout à fait évoquer Act Up sans provoquer la tachycardie, Sonia Ristić murmure à la génération naissante, celle d’après 2007, qu’on peut tout à la fois être témoin et acteur de son temps, qu’il faut sur-vivre, malgré tout, qu’il suffit parfois de se mettre un bon coup de pied au QI pour grimper d’un barreau ou d’un étage, peu importe l’échelle, peu importe l’immeuble, pourvu qu’on soit ensemble, sur le même front. Sociologie de l’intime aussi truculente que bouleversante, la narration balaye trente ans de patrimoine et d’inconscient collectif avec la nonchalance d’une écolière qui piétinerait sa marelle en y jetant tour à tour ses trois cailloux : bleu-blanc-rouge.

Sonia Ristić ou comment la problématique en apparence anodine d’une sectorisation scolaire brasse en réalité toute une métaphysique de l’identité. Mieux : une politique de l’enracinement. Le seul qui résiste au temps.

Comme si Sartre, voyez-vous, avait décidé, à l’aube de sa seconde vie, ou dans son gâtisme précoce, de réécrire ses Chemins de la liberté en louchant vraiment, je veux dire avec les yeux d’un enfant. Sonia louche aussi, mais pour de vrai. Des yeux du dedans. D’où sa verve tourbillonnante. La barbe à papa ne peut cristalliser que si la plume tourbillonne. Il paraît qu’une telle opération prend sept ou huit ans. Quelqu’un me l’a dit, hier soir, entre le bruit et l’odeur. Je ne sais plus qui. Peut-être une giroflée. Ou Mitterrand. Allez savoir. Allez lire, plutôt.

Et puis, pour tout vous avouer, il y a ce chapitre 28. L’un de ces moments pendant lesquels, subitement, le lecteur que vous êtes se sent pris par la main, l’oreille, l’âme et le cœur, puis s’entend dire, comme par un écho lointain : « Ce que tu as vécu, je l’ai écrit. Tu n’es donc plus seul ».

Et puis quoi encore ?

« Summer sent les larmes monter lorsque soudain, dans la foule, elle reconnaît les silhouettes de JC et Douma. Elle lâche son chariot et court vers eux. En un cillement, les deux années et demie, les routes, les villes, les questions existentielles, les tendinites s’envolent. Elle court se jeter dans les bras de Douma et JC, et elle pense que ce n’est pas grave, parce qu’elle finira bien par se trouver, parce qu’elle a aussi deux histoires d’amour réussies et parce qu’elle vient de rentrer à la maison ».

Non, l’enfance n’est pas forcément « un couteau planté dans la gorge », mais parfois douce-heureuse une berceuse qui, tant bien que mal, se fait la malle.

Sur la pointe des pieds.

Gare du Nord ».

 

Hans Limon

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A propos du rédacteur

Hans Limon

 

Professeur de philosophie et de théâtre. Ecrivain et poète.