Des écarts de langage, Roger Dextre (par Didier Ayres)
Des écarts de langage, Roger Dextre, éditions La Rumeur libre, 2016, 121 pages, 16 €
Un éclairage sur la maison d’éditions La Rumeur libre
Le temps
Pour moi, ce livre est une découverte. J’y vois un lyrisme sans afféteries, c’est-à-dire un chant inspiré, sans pathos excessif, sans emphase gênante, où brûle l’être abstrait d’une rhapsodie, chanson et clarté. Ici, Roger Dextre chante un texte mélancolique, par exemple, le caractère mélancolique de la relation à autrui, à l’Autre. Donc le texte est porté par une langue sans soupçon, dans laquelle on doit avoir confiance, et qui ne sombre pas dans les affres d’une école.
Outre cette qualité de la geste du poème, on voit nettement la question du temps à l’œuvre, interrogation sur la durée, sur l’âge et la poésie comme rapport avec les deux bouts de la vie : jeunesse et vieillesse. Âge de l’enfant et de son père, âge du père, âge du poète.
Du temps, ou le temps, m’abandonne.
Qui a laissé ainsi se délier
De la nuit les pas sonores ?
Qui m’a privé du matin venant dans ses bruits ?
M’a renvoyé à la langue naturelle ?
Écrire le poème de ce fait évoque le temps, temps qu’il faut accepter ou vaincre, faire advenir ou reculer, danse des saisons, dessin des heures, dessein de ce qui devient, poésie inclinée vers un aujourd’hui sans cessation, continuée par elle-même, auto-justifiée. Faut-il deviner la geste médiévale, celle de l’amour, du désir, émotions toujours atteintes par la brièveté ? Car le désir gagne pour l’essentiel. Il submerge, dépasse, construit un rapport à la sensualité, au corps du poème. Et cela sans que l’on en ressente le labeur, lisant une poésie sans écueils, vouée à l’homologie, clairement destinée au sublime et à l’éclat.
Eaux ruisselantes, rochers,
eaux plates, bosquets de chênes
linges blancs, des nuages.
Suffit-il de nommer ?
Le temps vient vers nous
bruisser d’argent gris et d’un
perpétuel gaspillage des cieux.
Qui se tient là-bas,
grand silence et grand bruit.
Amers déserts, Anne Brouan, éditions La Rumeur libre, 2017, 112 pages, 16 €
À la lecture de ce recueil de poèmes d’Anne Brouan, j’ai vite décidé pour approfondir, de partir d’un des caractères biographiques de l’auteure : la psychanalyse. Au fur et à mesure que j’avançais dans mon raisonnement, j’ai été convaincu de l’utilité de cette ressource. Non pas que j’y ai vu une femme combattre sa névrose – car la poésie ici soigne mais autre chose que la névrose, car elle s’adresse à la part plastique de l’imagination du lecteur – mais plutôt entrer, pénétrer dans une vision intérieure, là où se fonde le texte comme miroir et comme soin. Je précise ma pensée. Le poème ne guérit personne en particulier, alors que la psychanalyse soigne un être au singulier. Celle-là s’établit sur les temps d’une vie alors que le livre opte pour une éternité.
Anne Brouan ne fait pas ici sa psychanalyse – même si comme thérapeute elle doit sans cesse elle aussi revenir sans doute sur le divan, quand le poème est tout sauf un divan. Elle raisonne, elle dévoile, elle imagine une voix, elle est catharsis de l’âme et non pas médecin, lequel agit par symptômes. Ici, dans ce recueil pas de solutions, pas de potion fût-elle de parole. Pas d’enfermement, mais une écriture portée vers une espèce d’embrocation, application verbale, anesthésie spirituelle.
Ici, le texte témoigne d’un présent – et si l’on me suit, présence de la cure dans laquelle le temps s’abolit. C’est peut-être là que la poétesse agit par curation. Je veux surtout faire la différence entre l’action du thérapeute et celle de l’aède. Car ensemble ils ont la qualité d’un temps en suspens. Temps de la plasticité. Temps angélique, temps bienfaisant et généreux, mais chacun – le poème ou la thérapie – arc-bouté sur un ressort différent. L’un sur la psyché l’autre sur l’imaginaire.
Antidote de la folie
lait poison
de l’amour en fleurs
parce qu’il n’y a de vrai
que l’amour
et qu’il nous crucifie
sur l’autel
du rêve
épines sanglantes
des roses
mensonge du désir
tremblements sans fin
de t’attendre
Ainsi, le livre prend de la hauteur. Anne Brouan délivre son histoire qui n’est pas l’histoire de ses patients. Elle œuvre essentiellement pour autrui et pour le coup, à la fois comme médecin et comme poète. Toujours est-il que nous sommes, comme liseurs, arqués sur de petits détails signifiants, qui laissent entrevoir par transparence l’état d’un être, l’état d’une écrivaine. Et sa biographie importe ou n’importe pas, mais fait le terreau de cette écriture.
Didier Ayres
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