Des carpes et des muets, Edith Masson
Des carpes et des muets, octobre 2016, 156 p. 15,50 €
Ecrivain(s): Edith Masson Edition: Les éditions du Sonneur
L’omerta – autre couleur que celle de « Colomba » – couve et court dans un village – jardins, chemins, géraniums, quelque part en Lorraine, où l’on sait que la trace des guerres n’est jamais loin. Coule un canal verdâtre (qui peut-être s’est pendu, aurait dit Brel). Il y a la canicule, des bières à revendre qu’on lape mi-silence, mi-confidences, un coude appuyé à un vieux comptoir. Touffeur inconfortable, presque insupportable qui tombe sur les personnages à longueur (à langueur ?) de pages tissées, drues comme un tissu de paysan ou de chasseur, juste ce qu’il faut de descriptions précises comme pointe de couteau, et – surtout – de dialogues formidables de justesse et de réalisme. C’est un livre qui parle mais ne bavarde jamais ; on est dans le taiseux et les flashs de la mémoire… dans le nu de la vie, donc.
D’entrée, le nœud : « on a trouvé ce matin dans le canal un sac contenant des os humains de provenance inconnue ».
Et la danse de quelques personnages – habitants usuels ou plus récents d’un village apparemment immobile ; tous aux noms tellement peu communs, qu’ils finissent par valoir signaux dans tout cet ordinaire ; Phlox, Boule, Basilide et Carlotte, Polycarpe, ou Athanase. De vieux chenus, des femmes de l’ombre, des jeunes agités de bizarres soubresauts, un maire qui sue, la gendarmerie plus loin en fond d’écran (si c’est une enquête, elle n’est qu’officielle aux bords), un cimetière et des noms d’ailleurs sur de vieilles tombes. Tout ce « bestiaire » partageant le silence et le bruit quasi assourdissant des remous d’une mémoire d’abord individuelle devenue bien collectif.
Le livre déroule ses méandres, convexes à moins que concaves – étrange géographie – d’un récit-cours d’eau faussement tranquille. Car, c’est une rivière que ce roman. On voit mal le fond qu’on ne cesse pourtant de deviner, partout des trous plus sombres qui font frissonner ; ça coule et bouge pourtant, lent ici, tourbillonnant là, et il y a, de page en page, des courants à la température mouvante, drainant la mémoire dure et camouflée d’un passé difficile à digérer : « des petits réfugiés de familles juives qu’un réseau de résistance avait amenés là, un peu avant de se faire décimer par la Gestapo. Sans protection aucune, les gamins. Alors il y en a qui les auraient fait trimer dans les fermes sans les nourrir suffisamment… ».
Le talent de l’auteur – premier roman ! – est dans cette façon de travailler le récit en agitant l’eau noire, et en coulant, dessus-dessous, en arrière, sur les côtés, en une parfaite trame. Aujourd’hui (le temps du roman tient en quelques 48 heures dont la nuit), hier, pendant la guerre ; allers-retours, croisement de souvenirs réels ou tronqués de celui-ci et de celle-là ; ce qu’on dit, ce qu’on masque, ce qu’on accepte de sortir de la mémoire et – énorme masse – ce qui reste enfoui, dans la vase, bien sûr.
A moins que le sac, volontairement pendu à l’échelle de maintenance du cours d’eau, il y a quelques paires d’heures seulement, ne soit là que pour tuer l’omerta ; vider le canal en quelque sorte… Vérité, pour autant, on s’en doute plus fuyante que ces carpes qui hantent le canal : « ces choses là, c’est comme les carpes, on croit que c’est fini, qu’on n’en parlera plus, et ça revient toujours. On les oublie. Puis voilà que quelqu’un en attrape une ».
Martine L Petauton
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