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Des âmes vagabondes, Anthologie de poètes symbolistes bulgares, Collectif/Kavaldjiev (par Didier Ayres)

Ecrit par Didier Ayres le 15.03.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie, Pays de l'Est

Des âmes vagabondes, Anthologie de poètes symbolistes bulgares, Collectif/Kavaldjiev, éditions Le Soupirail, octobre 2020, trad. bulgare, Krassimir Kavaldjiev, 226 pages, 25 €

Des âmes vagabondes, Anthologie de poètes symbolistes bulgares, Collectif/Kavaldjiev (par Didier Ayres)

 

Qui écrit ?

Il m’est difficile de prendre mon stylographe pour évoquer ce livre très intéressant consacré à une anthologie de poètes symbolistes bulgares. Tout d’abord parce que l’angle du symbolisme est aigu au regard de ce je connais – ou ne connais pas – de la poésie bulgare. Ensuite, d’autres connaissances de la littérature bulgare en général m’auraient été utiles pour distinguer mieux les points éminents et ceux qui le sont moins – à l’exception ici des deux poétesses dans le corpus des quatorze poètes recensés, qui m’ont paru plus remarquables. Cette indistinction relative tient aussi à ce que je cherchais en lisant. J’essayais de trouver un angle, pour décider qui écrivait, qui chantait, qui disait. Et donc à travers ces présentations de poètes et poétesses, assez renseignées biographiquement, et également par un volume important de poésies pour chacun des auteurs, je pensais trouver une ligne commune dans ce que j’appellerais ici la « bulgaricité ».

Cette entrée s’est avérée à la fois fructueuse et limitée. J’ai dessiné en moi les liens avec la poésie de l’Europe de l’ouest et ses nations, particulièrement aux sources allemande, anglaise ou française. J’ai regardé de près la géographie de ce pays bordé par terre et mer, donc de frontières diverses bordant la Mer Noire, de limites terrestres au sud et au nord, ce qui a nourri ma quête inquiète, et organisé en moi un discours – lequel était freiné à ce peu de notions pour moi du symbolisme slave. En ce sens, je crois avoir pesé une certaine vérité esthétique de cette expression poétique nationale. Dès lors, j’ai simplement considéré ce qui était universel, et rapproché les thèmes du silence, de la mort ou de la solitude par exemple, des vrais thèmes des poètes que définit si justement Blanchot.

Cette « bulgaricité » se trouvait malgré tout visible, au détour de la beauté d’un chant, de l’emploi d’une épithète, de la forme d’intelligence donnée à certaines strophes. Je tentais sans cesse de m’approprier et de débusquer la chose neuve et inédite. Poésie bulgare donc ? Ou états d’âmes ? Ou encore comment plonger dans ce mystère ? Voir qui étaient ces inconnus ? Et ces questions se sont poursuivies à travers toute la présentation de cette littérature, à cheval entre le XIXème et le XXème siècle.

 

Tu me demandes, mon ami, pourquoi

mon âme en peine est encore accablée,

à quoi je rêve dans cette obscurité

qui enveloppe mon chemin ici-bas…

Ma mère m’a prédit cet affreux destin :

d’être le jouet des tempêtes jusqu’à la fin

et sache que seule la mort sera à même

de mettre fin à toutes mes peines.

 

De même, j’ai eu l’impression que cette littérature pouvait être comme ceinturée dans un étau : Roumanie au nord, où l’on pense à Paul Celan en sa Bucovine natale, Grèce au sud, avec des figures comme Yánnis Rítsos, par exemple ou, toujours au sud, la Turquie de Hikmet : cela formait pour moi, au sein d’une chronologie approximative, une représentation dense et presque écrasante pour ce jeune pays, né au sens d’un état moderne, en 1878. Puis, du côté de la Mer Noire près de laquelle se situent les bordures maritimes de l’Ukraine, de la Géorgie ou de la Russie, on évalue la difficile reconnaissance d’une voix neuve et affranchie – d’autant qu’il faudrait compter encore sur l’influence de l’Empire Ottoman.

Cependant, l’on voit des empreintes orientales, descriptions dont la valeur pourrait se comparer à la forme du Haïku japonais. Par ailleurs, l’on ressent d’autres empreintes comme celle de la mélancolie d’une Emily Brontë, certaines images post-romantiques, notamment dans les métaphores de l’âme, celles des Antiquités grecque ou latine, des thèmes bucoliques, l’évocation expressionniste de la ville, des accents baudelairiens, chimère, spleen, de la Belgique de Verhaeren, des rimes de J. M. de Heredia, du Zarathoustra de Nietzsche, des figures universelles de poètes ou de poétesses, Shelley…

 

(Nous sommes les dix élus,

tu nous connais, ô Thomas !

Nous sommes les porte-flambeaux

appelés à faire le jour dans le noir.

Nous sommes les dix hommes toujours

généreux dans les malheurs.

Avec les étoiles du ciel

nous avons allumé nos flambeaux : sans peur,

nous avons fait jour dans les ténèbres…

ouvre-nous, ô Thomas !)

 

Voir se dresser une « bulgaricité » m’a poussé à une écoute soutenue des éléments intrigants, à ce qui m’était inconnu, voire à aborder certains textes par le biais d’une étrangeté psychanalytique, langue slave touchée par un répertoire propre ici méconnu mais sensiblement appréhendable et par des mythes. Ce que j’en ai conclu, c’est que cette anthologie est un livre-étoile, prismatique, kaléidoscopique, éclairé par segments, tendant vers des universaux poétiques, une sorte de visage bulgare peint par un poète cubiste.

C’est une ambiance, une espèce de rosée de signes qui disparaissent tout aussi vite qu’une rosée matutinale, un chemin vers une sente petite et touffue. Le titre de cette anthologie est une vraie réussite, car c’est plus aux âmes errantes de ces poètes disparus et dont l’influence est si difficile à qualifier, qu’il faut faire confiance pour trouver le mystère si profond, en vérité, de tout poème. Du reste, le pouls bulgare bat-il plus vite ? Ses bougies brillent-elles moins que celles que l’on met sur le boisseau ? L’autre n’est-il pas comme pour chacun, un aubain, un prochain ? Les solitudes sont-elles différentes ?

J’ai donc fini l’ouvrage rassuré par ce qui persiste de cette immanence de la poésie, qui surgit où elle veut, plus large qu’elle-même, et qui donne au lecteur une vie plus haute, augmentée. Le fût-elle d’une « bulgaricité » elle ne manquerait pas non plus son objet : donner à goûter à la beauté, à l’angoisse inoffensive et si prenante qui gît en soi, et qui a besoin de se connaître pour se défaire.

 

Didier Ayres

 

  • Vu: 1963

A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.