Derrida, El Maâri, Baudelaire, Abou Nouas et les autres
In "Souffles" (Liberté)
Pourquoi la modernité dans la littérature arabe a-t-elle échoué ou tardé ? Pourquoi, après presque un siècle depuis la publication du roman autobiographique Les Jours de Taha Hussein – ce roman a été publié en 1929 traduit en français et préfacé par André Gide –, le courage littéraire a-t-il régressé dans le monde littéraire arabe ? La bonne littérature a reculé ? La raison s’est éclipsée ? La critique s’est marginalisée ? On va droit, de plus en plus, dans le mur, vers l’abîme ou dans l’obscurité. Les intellectuels arabes ont raté leur rendez-vous avec la modernité, tout simplement, parce qu’ils ont coupé, d’un côté, avec leur patrimoine osé et rationnel, et de l’autre côté, faute de la traduction, avec les richesses de la pensée humaine. Les écrivains arabes, à l’image du lecteur arabe, même quand ils sont occupés par la littérature universelle se trouveront face à des écrits faussement traduits.
Pour ne citer que cet exemple : la meilleure traduction de La comédie divine de Dante vers la langue arabe est mutilée. Tout ce qui a un rapport avec la religion musulmane a été rayé. Le jeune lecteur arabe d’aujourd’hui, comme l’écrivain, n’arrive jamais à trouver le texte intégral des Mille et Une Nuits. Livre majeur de l’humanité, inégalé dans son imagination et dans son imaginaire arabe et universel. Ce livre qui doit être classé comme patrimoine universel par l’Unesco se trouve, au nom du purisme religieux, menacé par les ennemis de la liberté de l’imaginaire. Avant d’aller du côté de Garcia Marquez, il faut lire les Mille, malheureusement on ne trouve pas Les Mille dans son intégralité, dans sa langue d’origine. On se rappelle de la loi votée par le Parlement égyptien, de l’époque de Sadate, interdisant toute publication et diffusion du texte intégral des Mille et Une Nuits.
Lire un certain Baudelaire, dans le monde arabe, est une nécessité, mais lire un certain Abou Nouas est une obligation intellectuelle. Mais malheureusement le lecteur arabe n’arrivera jamais à accéder à l’œuvre complète d’Abou Nouas. Comme Les Mille et Une Nuits, Diwan Abou Nouas est mutilé. Il n’y a pas de Baudelaire sans Abou Nouas. Pour lire Nietzsche, il faut d’abord lire Aboul Alaa El-Maari (973-1057), mais malheureusement, ces jours-ci les fanatiques et les djihadistes de Bilâd Ec-Shâm ont tranché la tête de la statue de ce philosophe rationaliste et littérateur. La guerre contre la pensée rationaliste est déclarée.
Pour initier les nouvelles générations à la culture critique, il faut leur enseigner à lire, par exemple, Les Jours de Taha Hussein, l’autobiographie courageuse et sincère. Mais, malheureusement ce livre est devenu la bête noire des Frères musulmans d’Egypte. Il a été dilapidé. Ils ont censuré tous les passages critiquant El Azhar et autres. Lire Jacques Derrida, pour un intellectuel arabe, c’est formidable, mais lire Ibn Rochd est primordial. Dans toute littérature, la modernité restera menacée dès qu’elle est coupée du patrimoine de la lumière, universelle et locale.
Amin Zaoui
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