Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo (par Patryck Froissart)
Dernier rendez-vous avec la Lady, Mateo Garcia Elizondo, Editions Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles, août 2023, trad. espagnol (Mexique), Julia Chardavoine, 192 pages, 21 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Voilà un roman puissant, pesant, attrapeur, un de ceux qui laissent chez le lecteur la prégnante impression, faite à la fois de malaise et de jouissance, d’avoir été, pendant la lecture et bien après fermeture du livre, littéralement, littérairement, magistralement « baladé ». Gageons que ce premier texte d’un auteur mexicain prendra place parmi les œuvres remarquables de la littérature mondiale.
Le personnage, narrateur à la première personne, met en scène ce qui semble être la fin sordide de sa vie de vagabond drogué. Le schéma narratif apparent transporte et « agit » le « héros » dans un village apocalyptique perdu nulle part, la seule potentialité de son éventuelle réalité géographique étant qu’il pourrait se trouver évasivement vers le Mexique, en bordure d’une hypothétique jungle qui tend à l’avaler : ZAPOTAL.
Le lecteur curieux interroge internet :
El Zapotal est un site archéologique totonaque mexicain de l’époque classique, découvert en 1971 dans la commune d’Ignacio de la Llave, dans l’Etat de Veracruz. On y a notamment trouvé un autel dédié au dieu de la mort Mictlantecuhtli, avec une statue en argile de facture remarquable, considérée comme un chef-d’œuvre de l’art totonaque (Wikipédia).
La présence en ce lieu réel d’un « autel dédié au dieu de la mort Mictlantecuhtli » est suffisante pour comprendre le choix de l’auteur.
En effet, le narrateur y a « rendez-vous » avec la Lady. La Lady est doublement l’héroïne, de par les deux acceptions du mot. Elle est la destinatrice, au sens étymologique, la maîtresse du destin, et elle occupe cette fonction dans le schéma actanciel du roman. Elle a accompagné, sous sa désignation de drogue dure, toutes les années de dérive existentielle de l’homme. Et elle l’attend, et il l’attend, pour un ultime rendez-vous, à Zapotal. On l’aura compris : la Lady, à Zapotal, est aussi la Mort, la camarde, parfois présentée par certains habitants des lieux comme la matrone, la patronne, la grande dame, la plus expérimentée, la plus accueillante et la plus patiente des prostituées.
Mourir ne me fait pas peur. C’est un peu comme si tu te glissais tout entier dans un endroit chaud et étroit, une sorte de grand vagin, et que tu ressortais de l’autre côté, léger.
A l’arrivée à Zapotal, où l’étranger est venu « mourir une fois pour toutes », le décor glauque de la pension où il se réfugie avec sa dernière provision de drogue et un maigre pécule, les rues, les premières rencontres, les échanges initiaux, bien que l’atmosphère qu’installe l’auteur donne d’emblée quelque impression « d’étrangeté », semblent relever d’une prétendue réalité… jusqu’au soir où il entre dans le bar « El Rincón de Juan », ce Juan que les clients du cabaret lui présentent comme étant « le gigolo » de la grande Dame, comme étant « le Diable »…
Là commence ce qui va faire du roman un piège narratif fabuleux, justement diabolique, dans lequel s’empêtre le lecteur avec un plaisir précieux : plus le récit avance, plus les décors se font fantasmatiques et plus les êtres rencontrés au cours d’une errance de plus en plus insensée se transforment en des espèces de spectres, de morts-vivants, de morts vraiment, et plus se pose la question essentielle : le narrateur est-il vivant ? S’il l’est au début, l’est-il jusqu’à la dernière page ? Sinon, à partir de quel point du récit ne l’est-il plus ? S’il ne l’est pas, ou s’il ne l’est plus à tel ou tel moment, comment a-t-il pu, ou peut-il encore, parler, marcher, écrire, décrire, narrer ? Ce séjour à Zapotal ne serait-il qu’un de ces voyages oniriques que provoque l’injection d’une dose ? Serait-il ce supposé temps transitoire, cet « entre-deux-mondes » qui se déroule immédiatement avant, pendant, après le dernier râle et une éventuelle définitive séparation d’avec le corps, ce laps d’instant durant lequel le trépassant voit, croient certains, se dérouler en accéléré les séquences marquantes du film de sa vie, ou ce non-être-land où « l’âme » erre en croisant d’autres non-êtres tout en gardant une certaine vision, une certaine appréhension, voire certaines sensations physiques d’un monde vivant auquel ils ont le sentiment d’encore un peu appartenir ?
Tu commences en quelque sorte à exister dans des limbes. C’est ce qu’est ce village. C’est aussi ce qu’est l’héroïne. Tu es à mi-chemin entre le monde des vivants et celui des morts et les uns et les autres t’évitent. C’est le tribut à payer pour cet aller-retour de l’autre côté, mais la paix qu’on y trouve n’a pas de prix.
Le récit comporte, la plupart du temps sur une tonalité douloureuse bien que le narrateur affirme à plusieurs reprises qu’il ne regrette pas ses choix délétères, entre les descriptions très détaillées de la nature des diverses drogues qu’expérimente le personnage, l’expression crue des moments et méthodes de prises de drogue, des effets ressentis, des souffrances du manque, qui ne sont pas sans rappeler Le Festin nu de William Burroughs, ce roman provocateur qui fit scandale en son temps.
Il est intéressant par ailleurs de noter que les descriptions de Zapotal rappellent deux autres villages fantômes, également situés au Mexique : le Comala du roman Pedro Páramo de cet autre écrivain mexicain qu’est Juan Rulfo, et le Quauhnahuac où Geoffrey Firmin s’abîme dans l’alcool, dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.
Ce village, Zapotal, n’est rien d’autre qu’un reflet de la solitude et de la désolation qui m’habitent. C’est pour ça que je suis arrivé ici. Peut-être que je n’ai jamais quitté la ville, peut-être que je suis mort dans mon lit là-bas et que toute la traversée de ce village désolé est en réalité celle du bardo, un voyage sur le vingt-quatrième cercle de l’enfer ; qu’est-ce que j’en sais, moi ?
Toute la force du roman, et donc tout le talent, rare, de l’auteur, consistent en l’art d’entretenir la confusion : rêve éveillé, relation du déroulement d’un trip fatal, narration en deux temps, celui d’avant et celui d’après, d’un rapporteur qui continue à écrire sur son petit carnet après avoir mis en scène son propre enterrement ?
– Pourquoi personne ne m’a dit que j’étais mort ?
La fille, attendrie, m’offre son plus beau sourire.
– Ça ne se fait pas, mon vieux. C’est une question de bonnes manières…
Magistrale, efficace, formidable attrapoire textuelle !
Patryck Froissart
Mateo Garcia Elizondo, né en 1987 à Mexico, petit-fils de Gabriel Garcia Marquez, a récemment été inclus à la liste des jeunes talents de « Granta ». Journaliste et scénariste, ce premier roman a été récompensé par le Prix de la Ville de Barcelone. Il a notamment co-écrit le long-métrage Desierto (2015).
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