Dépendance day, Caroline Vié
Dépendance Day, février 2015, 212 pages, 17 €
Ecrivain(s): Caroline Vié Edition: Jean-Claude Lattès
Alzheimer ; les démences ; séniles, ou un peu moins. On les lit parfois – plutôt peut-être en essais ; on les regarde – plutôt en documentaires. Mais, progressivement, ça gagne du terrain, parce que c’est la vie de nos vieux parents, de cette voisine, pourtant pas si mamie que ça ; parce qu’à la fin, c’est nous, nos imaginaires, nos projections, que la chose attaque. Sinistre et mortifère fin de jeu de dominos. Alzheimer. Terreur à portée de nous tous.
Le livre de Caroline Vié – son roman ? – son récit probablement, pose là devant nos yeux, des destins de femmes – trois générations, et la moitié d’une autre. « Sous le marronnier du jardin, trois générations réunies… » chantait Francesca Solleville, d’une dure, mais, ensoleillée vie de femmes.
De mère en fille, ici, toutes, à un moment, voient se poindre l’hydre des cauchemars ; celle de la mémoire à trous, puis en lambeaux infimes. Une vie, des apprentissages, des manières, des usages, des savoirs, bien sûr – ce poème, cette chanson ; ces visages et ces lieux, qui se défont, goutte après goutte, et détricotent la charpente jusqu’au quasi rien final. Pernicieux mal, qui tue autrement que la mort franche.
« Elle est juste incapable de prendre le métro pour me rejoindre. Elle se perd dans les rues de la ville. Elle reste cloîtrée chez elle devant un ordinateur dont la poubelle a été définitivement engloutie sous les documents ouverts… la date, son nom, celui de son mari et du président de la république ne lui reviennent toujours pas… Clotho ne tourne pas rond ».
Celle-là était professeur, l’autre peut-être prestigieux dirigeant d’entreprise, l’autre… Une autre vie, avant de basculer. C’est sans doute ces deux faces si dissemblables, ces Janus infernaux, qui paniquent ceux qui suivent, par leur menace inéluctable. Caroline Vié rend compte du chemin, en apparence, lent, avec ses à-coups, ses crues soudaines, qui conduira des déconnades à la maison, au placement, dans des ailleurs souvent inadaptés ; des « mouroirs friqués » où finit la grand-mère : « du marbre rose saumon… une fontaine qui glougloute dans l’entrée… un aspect joyeusement cafardeux donnant des envies de fuite éperdue… au bout de quelques semaines, ma grand-mère ressemble tout à fait à ET », au rayon spécialisé dans la chose, de la maison de retraite : « chacun y va de son conseil inutile, de son anecdote immonde ; tous repartent étonnamment soulagés de savoir que leur drame est d’un meilleur cru que celui des autres… ». Sur les conjoints, les enfants, ça cogne avec une régularité – une sureté – de persécuteur. Qui saura – hormis quelques faits divers – assez dire la fatigue, l’épuisement type Sisyphe, le chagrin qui ne parvient même pas à tenir son rôle – deuil si difficile.
Et tout – minutieusement – nous est narré de ce chemin de croix : de l’auxiliaire de vie (« Bibiche est entrée dans nos vies… une Africaine souffrant de surcharge pondérale… elle attache Clotho sur son lit avec du ruban adhésif… je peux comprendre… j’ai quelquefois envie de faire la même chose… ») aux médecins interrogés, au circuit des maisons – tout – y compris ce qui flanche en nous, nos vies, nos couples, notre chemin, le nôtre… tout ce qui, jamais, ne sera comme avant.
Et c’est avec un regard (faussement) extérieur/intérieur que Caroline Vié nous traîne à ses basques, ouvrant cette porte, et puis celle-là. Humour ravageur – livre drôle, semble-t-il, humour macabre ou britannique à tout le moins. Façon de nous aider à supporter le mal de mer (et de mère, bien entendu). Mais, pas jusqu’au bout, quand la bête attaque la fille, la petite, la toute puissante consolation. Là, on change de registre et c’est dans une tragédie grecque qu’on entre. Une terrible et blanche…
Car, si c’est bien de rires qu’est semée la bataille de l’auteure, ils sont de ces rires de théâtres, qui animent – figés – ces masques qu’on voit à Taormine. Grinçants – ô combien, si l’on tend l’oreille… Humains. Totalement.
Martine L Petauton
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