Départ volontaire suivi de Kadoc, Rémi De Vos (par Didier Ayres)
Départ volontaire suivi de Kadoc, Rémi De Vos, Actes Sud Papiers, mai 2019, 208 pages, 18 €
Le travail, la folie
Kadoc pour K.doc
Le genre de l’écriture théâtrale est un domaine plastique qui accueille, au moins depuis Shakespeare, une nomenclature variée de thèmes et de formes. Ici, avec cette commande faite de la Comédie Française à l’auteur dunkerquois, on pourrait ranger ce texte sous l’étiquette de la comédie, mais d’une comédie grinçante et implacable à la manière de cette folie douce qui déborde dans les Chaises de Ionesco là où les personnages sont censés exister, mais ne sont que des émanations de l’esprit morbide d’un couple de curieux marginaux. Ou encore, dans l’absurdité de l’imaginaire de Kōbō Abe qui, dans une de ses pièces met en scène une famille qui envahit le tranquille appartement d’un japonais moyen, et qui prend le pouvoir sur sa vie.
Et même si c’est en partie seulement que la pièce de De Vos confine à l’absurde, l’inquiétude est présente, palpable, monstrueuse, à la limite du supportable, de cette sorte de « burn-out » qui atteint les personnages de Kadoc. Je dis cela car la pièce commence avec la description par le personnage principal, de l’invasion de son bureau, tôt le matin, par un tout petit être, qui ressemble à un singe et qui dessine des voitures. Incongruité sans raison apparente, et sorte d’énigme à moitié résolue et qui reste incertaine. Donc, avec Kadoc nous sommes dans le registre morbide, maladif, dans la maladie connue dans le monde du travail sous le nom de dépression, de syndrome d’épuisement professionnel. Tout est y donc délétère. Et même si cette usurpation du bureau de M. Schmertz par un employé concerné par le dossier K.doc, ne s’explique pas, le petit singe laid et mystérieux qui l’inquiète et pour lequel rien de vraiment raisonnable ne vient en guise d’explication, il reste que l’invitation du directeur à dîner chez lui, invitation faite dans un supermarché, prend un ton grotesque, voire fou. En effet, la femme du directeur est bipolaire et n’hésitera pas à insulter les subordonnés de son mari lors de ce fameux dîner qui vient, dirait-on, comme « un cheveu sur la soupe ». Ce dîner, qui est la partie vers quoi tend toute la pièce, bascule dans le cauchemar, au milieu de conversations d’une telle banalité que cela effraye, comme peut-être Michel Vinaver qui peut construire des pièces qui ne quittent pas le domaine du travail moderne. Rémi De Vos arrive à rendre bizarres des échanges de lieux communs, échanges de propos qui s’épaississent dans l’inconscient des personnages, toujours susceptibles de perdre leur travail ou de changer de statut, pour le mieux ou pour le pire indifféremment, puisque la décision revient à un directeur accompagné par une femme démente, laquelle mine la cohésion sociale nécessaire à la vie d’une entreprise.
Wurtz : C’est original, un risotto.
Marion Goulon : Tout à fait.
Ils mangent.
Wurst : Il est fameux.
Serge Goulon : Bon, moi j’ai terminé.
Wurtz : Vous en voulez encore ? Du risotto de ma femme.
Serge Goulon : Non merci.
Wurtz : Il en reste. Vous pouvez en reprendre si vous voulez ?
Serge Goulon le regarde.
Serge Goulon : Je vous ai dit non. Quand je vous dis non, c’est non. Vous le savez, ça ?
Wurtz le regarde. Nora Wurtz a des signes de nervosité.
Dans ce texte, c’est à une sorte de voyeurisme littéraire que nous avons affaire. Pour ma part, j’ai trouvé convaincante cette folie sociale, car le monde du travail est en butte aux pulsions, aux rapports de forces sadico-masochistes, dans un sens, et les personnages sont pris dans le filet des topiques freudiennes, y compris dans le monde domestique qui reproduit les tensions publiques dans le couple et son intimité. Le privé et le public s’estompent comme zones préservées. La sphère privée ne tient plus devant le grossissement sans fin de la sphère publique. Ainsi, s’abandonne la conscience sociale comme on la trouvait encore dans le théâtre de Brecht. Le monde banal de l’entreprise se dit alors comme une comédie sombre, un décalque du « ton » contemporain qui met l’entreprise au milieu de la vie, qui marginalise les autres propositions de vie sociale, les dénature, les ostracise. Il en va de même pour le langage qui lui aussi se restreint, s’amenuise pour communiquer avec juste de quoi l’entreprise a besoin. L’entreprise envahit même la chambre, l’espace où la vie intime se déroule tout autant qu’ailleurs – même si bien sûr, c’est une usurpation du monde personnel.
La médiocrité règne. Et pour évoquer ce qui pourrait souligner quand même que les hommes de la pièce sont tributaires de la pauvreté du travail qu’ils accomplissent, une dernière référence me vient à l’esprit. C’est ce dessin de Sempé qui montre une séance de brainstorming pour accoucher du nom d’un cirage. L’humour réside dans le fait qu’il n’y a aucun mot prononcé sinon des onomatopées propres à qualifier un cirage, ce qui est à la fois triste et risible. Et c’est bien cette vanité humaine à se prendre au sérieux que dénonce entre autres, le dessin de Sempé, et au-delà, le Kadoc de De Vos.
Didier Ayres
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