Demain Berlin, Oscar Coop-Phane
Demain Berlin, coll. La petite vermillon, préface de Frédéric Beigbeder, septembre 2014, 163 pages, 7,10 €
Ecrivain(s): Oscar Coop-Phane Edition: La Table Ronde - La Petite Vermillon
Le moteur de Demain Berlin tourne à plein régime à la page 66, quand l’auteur écrit :
Qu’allait-il faire maintenant que ses habitudes étaient bien empilées tout autour de lui ? Devait-il se contenter de les regarder, tous ces petits gestes indépendants, si indépendants qu’ils se déplaçaient tout seuls, comme des bestioles motorisées, sans qu’il ait besoin de les conduire ? Il les avait si bien polies, il les avait serrées si fort entre ses paumes, qu’elles étaient comme hors de lui toutes ces petites habitudes de vie. L’enthousiasme du rituel que l’on crée décapité par la tristesse de l’habitude. Et, au milieu de toute cette viande sale, Tobias s’ennuyait.
Cet extrait résume la course éperdue que mènent les trois adolescents Tobias, Franz et Armand, jeunes paumés épris d’absolu, en lutte contre la routine quotidienne dont le lecteur suit les dérives et les déceptions au long de la première partie, L’éloignement des peines. Ils semblent en effet tout tenter pour sortir de cette fuite en avant qui les emporte toujours plus loin au-delà de leurs désirs, écorchés / blessés / insatiables épris de Liberté.
Mais, et la question est justement posée dans la préface rédigée par Frédéric Beigbeder : Il y a une routine en tout, même la lutte contre la routine peut devenir une corvée quotidienne.
Car nos trois adolescents vivotent, se cherchent, instables.
Tobias, l’animal blessé qui se débat dans la grande vie normale. L’écorché vif mais du genre taiseux comme le sont les plus touchés / les plus blessés / les plus vulnérables. Un petit dealer gay, qui s’agite comme un bon animal, pour fuir ses papillons noirs. Un bon animal blessé dès l’enfance dans l’arène aveugle & sourde, indifférente des adultes. Passant de rencontres en rencontres, trouvant une piaule, une petite mansarde rue des Ecoles, une place dans un café boulevard Michel, il s’ennuie et passe de Picon bières en cocaïne, jusqu’à sa rencontre décisive avec Victor auquel ce qui ressemble à l’amour semble le lier : avec Victor, Tobias était sauvé, il expliquait la fin de son errance. Mais, comme à son habitude, l’habitude tue ces instants de bonheur transformés peu à peu en disputes et scènes de violence. L’habitude peut tuer. Elle tue en tout cas le lien entre Tobias & Victor. Et Tobias repart, seul, errant. Jusqu’à son départ pour Berlin :
Pour l’éloigner de sa drogue et de ses souvenirs, la sœur décida de trouver quelque chose pour Tobias, un travail agréable, loin de Paris.
Un poste de traducteur s’était libéré à Berlin. Tobias aurait un appartement et un salaire. Il partirait la semaine suivante.
Armand, le sympathique, l’amoureux, « l’oublieux ». Un premier baiser au goût de gélatine au temps du trois-pièces maternel rue de la convention. Et l’envol.
Il était amoureux, il était beau, il était jeune, trop jeune pour vivre comme il le faisait. Il cultivait ses paradoxes, comme pour les cravates et les jeans troués. C’est aussi ce qu’il aimait chez Emma, elle n’était pas systématique. Elle faisait partie de ces personnes que l’on ne peut pas comprendre d’un bloc. Elle représentait à ses yeux le type de la bourgeoisie décalée, le pendant moderne de la noblesse dépravée. Il aimait ne pas pouvoir la saisir, entre ses habitudes de petite fille riche et la vie presque bohème qu’elle menait. Ces paradoxes-là lui plaisaient, parler d’anarchie au bar d’un palace de Deauville (…)
L’habitude encore en mal d’exister. Un décalage permanent & vital, qui fait qu’on n’appartient à rien. On est insaisissable ; never explain, never complain, doublé d’une aisance innée. Ils vivaient comme personne.
Un envol pour Armand : son amour. Un envol nommé Emma. Vite brisé : le bac en poche, hypokhâgne pour Emma, la routine s’immisce dans leur vie, s’installe, il faut partir.
Sans dire au revoir, il a quitté Emma ; il est parti avec Louise sur ces petites îles grecques, où les corps moites prennent plaisir à s’enlacer.
Franz. L’orphelin romantique. Quittant la Bavière avec sa mère, après le décès du père dans un accident de chasse. Arrivée dans la grande maison bourgeoise de la famille Kienzel, les fabricants-de-bouchons-de-bouteilles-de-vin. Puis, l’amour pour Katherine, la fille de monsieur. Le départ d’Armand pour l’Institut d’Hanovre. La mémoire infidèle de Katherine. Un nouveau départ, diplôme en poche, cette fois destination Berlin. La rencontre avec Martha, la fille du pasteur. Puis… :
Cela dura deux ans, puis il y eut comme une rupture dans leur système.
Le lecteur suit les égarements de ces trois adolescents en perte de repères face au refus d’une routine qui s’installerait dans leur vie quotidienne. C’est toujours, pour tous les trois, la même histoire : ils recherchent la saveur, le cours inédit des choses, des rencontres hors de l’ordinaire, refusant que les habitudes pénètrent leur chair, voulant sans cesse changer leur propre personnage. Entre Tobias ne parvenant pas à se sentir vivre hors de ses prises, Franz s’adonnant à la drogue par le biais de son travail et se faisant pincer pour écoper deux ans de prison ferme tandis que son enfant Juli grandit sans sa présence, et Armand revenant voir son premier amour, prisant leur dernière nuit des baisers de cocaïne pour ne jamais revenir, et fuyant en billet low-cost vers Berlin… le lecteur lit le désarroi entre les lignes de ce récit de trois destins entrecroisés dont l’écriture vive / rapide / dépouillée de tout artifice, comme pour écrire en abyme le brut de coffre de l’existence, fait le style d’Oscar Coop-Phane.
Ainsi dans la deuxième partie, Le blount s’en chargera, Tobias, Armand & Franz sont-ils tous les trois en même temps en un même lieu. Ce que sait le lecteur. Dont la vision panoramique, ajoutée à la présence omnisciente de l’auteur (soulignée par certaines prolepses / ellipses / flashback narratifs) donne une ampleur et une hauteur au roman, qui accroche l’attention et donne à poursuivre – aux côtés des personnages – l’aventure.
Berlin, le lecteur y a été projeté une première fois par l’intermédiaire de Franz, revenu d’une escapade déboussolée au Mexique. Franz, à dix-huit ans, arrivant à Berlin, un sac au bout du bras, le costume du mariage, son diplôme de l’Institut d’Hanovre. Monsieur l’avait recommandé dans quelques bureaux de la ville. À l’Ouest, là où les rues sont propres, là où les personnes sont occupées, comme à Munich, où l’économie s’agite. Les hommes marchent vite, sandwich en main, comme s’ils ne pouvaient pas se permettre de perdre le temps d’un déjeuner. (…) Des bureaux aux magasins de luxe, ils sont pressés, préoccupés, ah, ils doivent être heureux ces gens-là qui n’ont pas le temps de lover leurs petites névroses entre deux mains désœuvrées.
« Lover ses petites névroses entre deux mains désœuvrées » – or n’est-ce pas ainsi que vagabondent Tobias, Franz et Armand. Alors, que vont-ils devenir à Berlin, dans cette ville différente, au gré de leurdérive psycho-géographique ?
Le suspense monte en température au début de ce deuxième chapitre : les personnages vont-ils suivre le chemin égaré que peut offrir Berlin à leur liberté fragile :
L’oisiveté (ici) règne. Parfois, elle abîme un peu les hommes (…). Ça émancipe les hommes et ça les broie. La liberté exige la force ; certains sont faibles, ils se perdent rapidement. Trois destinées sensibles échouées dans une ville situationniste : Berlin va-t-il les broyer ?
Une véritable déambulation dans la Capitale allemande ouvre la deuxième partie du roman, Le blount s’en chargera, une approche scripturale, sorte de voyage touristique, puisque nos personnages débarquent dans une ville inconnue.
Presque personnifiée, Berlin se dresse devant nous debout sur ses murs coulés dans le béton, avec quelque chose de neuf qui vous effraie, un rythme différent, univers autre, ses immeubles ressemblant ni à des femmes couchées ni à des femmes debout, mais à des femmes assises, ni hautes ni basses ; elles ne vous offrent pas leurs cuisses, mais elles se tiennent là, simplement reposées. On ne saurait pas trop quoi leur dire à ces femmes si l’on ne supposait pas qu’elles sont le fruit d’une terrible histoire, qu’on les a assises là, sur ces fauteuils larges pour qu’elles accueillent à nouveau des hommes libérés de leur démons.
Berlin s’impose d’entrée par sa présence, comme une personnalité, une apparition semblable à celle d’une image cinématographique sur grand écran surplombant le spectateur dans une salle de cinéma. Et sans doute ce « plan » n’est-il pas anodin dans l’écriture du roman. La ville situationniste va-t-elle engloutir Tobias, Franz & Armand – ou les réveiller de leur Ennui noyé dans des paradis artificiels ?
Quel rôle va jouer Berlin, la ville-même qui donne son titre au roman de Coop-Phane, précédé d’une ouverture avec perspectives : Demain Berlin ? Le sous-titre donné au deuxième chapitre est aussi éloquent : tournure tronquée « (…) Le blount s’en chargera » est fort de son sous-entendu par sa construction paronymique : « Ne fermez pas la porte, le blount s’en chargera » a-t-on coutume de dire…
Armand, en arrivant à Berlin, décide d’écrire le mémo de son existence, de noter dans un carnet une pensée, une histoire, une blague ; sa vie d’aventures du haut de ses vingt ans ; la reconstruction de ses souvenirs dans un avenir tout neuf au sang renouvelé, une nouvelle langue, un ailleurs dans un nouveau décor avec de nouveaux usages… Plaît à Armand de ne plus être chez lui (Là-bas tout ça va s’achever. Je comprends pourquoi l’on parle de nouveau départ), comme lui avait plu la possibilité offerte, grâce à un nouvel amour, de se recréer son personnage.
C’est le jour de la rentrée. Je pars. Les gens s’agitent dans la rue, ils pensent à cette année (scolaire, bureaucratique) qui les attend. Ils ont les bras remplis de nouvelles affaires et la tête bouillonnante. Un nouvel emploi du temps, un cahier vingt et un vingt-neuf sept à grands carreaux. Same old shit.
Ils ont l’air heureux de reprendre le cours de leur existence. Je m’en vais, vous ne me reverrez plus.
Je ne les méprise que dans la mesure où je suis comme eux.
Elles viennent du Bon Marché, un gros sac orange à la main, du parfum hors de prix sur le cou. Rive gauche. Ce n’est pas la mienne. Non, ce n’est pas mon élément. Il peut me plaire malgré tout, les femmes y sont plus jolies.
Y a-t-il une rive gauche à Berlin ?
Armand échoue au Berghain, club techno de Berlin, situé à la frontière des quartiers Kreuzberg et Friedrichshain. Ouvert depuis 2004 dans la capitale allemande, ce club est majestueusement décrit par Coop-Phane dans le paragraphe Berghain-Panorama Bar. Un autre espace-temps s’ouvre ici, une brèche de semblant de bonheur dans le flux routinier du commun des mortels : une boîte de nuit, où l’ambiance environnante est celle d’une parfaite défonce, un lieu où les druffis se retrouvent, « les défoncés » (party-animals, les freaks, tout ça) et où tous les tabous tombent.
À son arrivée à Berlin, Armand rencontre Tobias, par l’intermédiaire duquel il va trouver à se loger, du moins pour les premiers mois. Franz erre dans les parages. Après l’hiver, fatal, le Printemps va-t-il revenir ?
La construction narrative de Coop-Phane est vive / rapide / dépouillée de pauses descriptives pour une caméra, davantage qu’une écriture, posée sur les personnages. L’écriture ici comme une caméra embarquée. D’où une qualité cinématographique de Demain Berlin.
Apparemment bâclées les troisième, quatrième et dernière parties semblent en réalité prendre le rythme et reproduire par une construction narrative mimétique bien menée une dérive collective narcotique, broyeuse des individus pour précipiter ses victimes autodestructrices vers un précipice que l’on pourrait entrevoir fatal.
La force de Demain Berlin réside certainement dans son intrigue et le rythme que lui insuffle, tout au long de la course des personnages, son auteur Oscar Coop-Phane.
Il restera intéressant probablement de confronter parfois le lecteur à une question de date : en lui demandant, sans citer ni le nom de l’auteur ni évoquer certains éléments du décor bien datés (comme le Berghain à Berlin), de dater approximativement l’écriture et l’intrigue de ce roman, à la fois classique dans son écriture & contemporain dans son sujet. Le roman d’une génération…
Murielle Compère-DEMarcy
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