Déhiscence, par Nadia Agsous
Je suis née dans une mine d’or. Je suis issue d’une double culture. J’ai été conçue par un père qui descend de la montagne, portant jusqu’au bout les valeurs intransigeantes de la parole donnée et de l’honneur collectif. J’ai été portée, bercée, nourrie par une mère citadine, native de Bejaïa, veillant farouchement sur les us et traditions qui ont fait de cette ville un phare où une lumière douce et étincelante brille loin ; aussi loin que des hommes et des femmes ont voulu la porter.
J’ai grandi dans un environnement familial qui baignait dans une richesse linguistique qui, je reconnais aujourd’hui, a grandement contribué à m’inciter à appréhender le Monde dans sa richesse et sa diversité aussi bien humaine, culturelle que linguistique. Le kabyle, langue de mon père ; l’arabe bougiote, le parler de ma mère ; et entre les deux, est venu s’immiscer dans ma pratique linguistique, naturellement, le français, langue de mon identité à la fois revendicatrice et réconciliatrice ; cette langue qui creuse au fond de mon intériorité pour chanter haut et fort les mouvements de mes tempêtes, de mes accalmies, de mes joies, de mes frustrations, de mes espoirs, de ma croyance profonde en un Monde à la beauté à la fois farouche et généreuse. Plus tard, dans le cadre de ma scolarisation, mon univers linguistique s’est enrichi avec l’arabe littéraire et la langue anglaise.
J’ai vécu à Bejaïa que j’aime nommer Bougie pour la lumière presque idyllique qu’elle dégage à tout moment de la journée, Bougie, cette ville à la Beauté prodigieuse de grâce, jusqu’à l’âge d’aller découvrir d’autres horizons. J’ai vécu de longues années à Alger, ce vaste laboratoire où j’ai fait mon expérience de femme libre ; libérée des contraintes qui infantilisent et avilissent. J’aime Alger lorsqu’elle prend l’allure d’un grand corps qui aime sans distinction. Puis la nécessité de lever l’ancre m’a conduite vers le lieu de ma résidence actuel : Paris !
Ah Paris, « tu m’as prise dans tes bras » !
Et il a fallu partir, encore ! Comme si j’étais guidée par une main qui m’ouvrait le champ vers d’autres perspectives, d’autres possibles. Partir se présentait à moi comme une bouée de sauvetage à une époque où il était difficile d’exister dans un environnement social, politique et culturel où toute perspective intellectuelle et autre était pure chimère. J’étouffais. Je suffoquais. J’ai même failli exploser au sens propre et figuré du terme.
Depuis mon départ de la terre des commencements, cette enclave qui m’a vu naître, j’ai erré dans d’autres cultures, parmi d’autres humanités. J’ai vu des villes. J’ai traversé des rues escarpées. J’ai cheminé sur des voies cahoteuses. J’ai marché sur la crête de la peur qui angoisse et paralyse. J’ai escaladé les murs des Possibles. J’ai été guidée par des voix contrastées qui m’incitaient à ne pas me retourner : « Va de l’avant », criaient-elles, à chaque fois que j’étais sur le point de lâcher, tout lâcher sur la voie qui se dessinait peu à peu, au fur et à mesure que le temps forgeait mon caractère, mon esprit, ma personnalité.
Dans la folie de mes errances gorgées d’élucubrations, j’ai dit oui au changement ! J’ai accueilli la nouveauté, dans mes bras tremblants de peur, de joie et d’espoir. J’ai séché mes larmes. J’ai enterré mes blessures. J’ai avalé mes espoirs déchus. J’ai vomi les salissures du Monde. Je me suis perdue dans le crépuscule de la vie vivotant au cœur d’un dénuement qui pourtant agissait sur mes sens comme un exutoire, comme un appel à suivre les empreintes d’une vie où des voix libres et généreuses chantent la gloire d’un monde où des petits êtres multicolores, Passeurs de vie, de joie et de mémoire, veillent sur notre sommeil tantôt tumultueux, tantôt calme et apaisé.
Des années ont passé et me voilà FEMME, vivant dans un entre-deux, partie prenante d’ici, ce pays qui m’a redonné la joie de vivre ; et là-bas, à Bejaïa, à Alger, deux villes qui, comme un bon vin, se bonifient au fur et à mesure de l’écoulement du temps. Au fil des jours, cet entre-deux est devenu une Voie… A part entière. Une Voie qui me mène lentement, doucement, vers des lieux insoupçonnés, vers des humanités émouvantes, attachantes, vers un Moi qui me somme de marcher sans m’attacher, d’avancer sans remords, sans regrets, avec unique but : vivre en donnant un sens à mon action, à ma pensée, à moi, tout simplement !
Et dans le bruissement des années enfuies, je joue de mes rêves qui passent le plus clair de leur temps à imaginer un Monde plus humain, plus juste, plus solidaire…
Nadia Agsous
Paris le 5 juin 2015. Texte écrit pour « la journée de l’artiste à Bejaïa, le 8 juin 2015 »
- Vu : 3731