Défense de la poésie, Percy Bysshe Shelley (par Didier Ayres)
Défense de la poésie, Percy Bysshe Shelley, Payot Rivages Poche, mai 2024, 128 pages, 8,20 €
Ordre et harmonie
Écrire une théorie de la poésie, voire la défendre contre les autres arts, contre l’époque, est un sujet délicat à traiter. Il ne faut rien de complètement définitif et donc ménager une voix au théoricien – un célèbre poète romantique anglais ici –, défendre une théorie qui pousse ensemble à confondre le poète et le poème, l’ordre esthétique et l’ordre moral. Il s’agit ainsi de partager le poème entre Raison et Imagination, saisir au-delà du poème une influence qui dépasserait les clivages entre la pensée et la matière.
La raison est l’énumération de quantités déjà connues ; l’imagination est la perception de la valeur de ces quantités, à la fois prises séparément et comme un tout. La raison envisage les différences, et l’imagination les ressemblances entre les choses. La raison est à l’imagination ce que l’instrument est à l’agent, ce que le corps est à l’esprit, ce que l’ombre est à la substance.
Ce que j’ai ressenti le plus fortement au sujet de cette lecture, c’est le caractère essentiel de l’art poétique sur lequel Shelley insiste, parlant du dessein d’écrire et faisant autant référence à Milton et son épopée, qu’à Shakespeare et son théâtre. Cela laisse entendre une souplesse de la théorie propre à qualifier pour longtemps le devoir à quoi appelle le poème. Il faut dire aussi qu’inspiré de Platon, Shelley conçoit le poème comme revenant intact de la confrontation avec l’Idée platonicienne. Shelley semble trouver dans Platon une autorisation de ne pas trop produire, en termes de volume, de la poésie donc raisonnablement, sans bavardage surtout. J’y vois pour ma part la figure de l’homothétie, c’est-à-dire que le texte dépasse sa forme initiale pour revenir agrandi grâce à la déformation géométrique de sa configuration, et donc par un principe de projection rejoignant une axiologie vivante et pleine de vérités.
En effet, les Athéniens employèrent le langage, l’action, la musique, la peinture, la danse et les institutions religieuses pour produire un effet commun dans la représentation des idéaux les plus élevés de la passion et de la puissance : chaque division de l’art fut portée à la perfection de son genre par des artistes de l’habileté la plus consommée, et maîtrisée dans une belle unité harmonieuse au regard des autres.
Ce qui reste frappant, hormis au jeu d’une homothétie poétique, c’est le recours à l’originel, à la qualité primitive des sensations poétiques, la racine d’une morale personnelle, repasser à la vitalité de l’enfance, à la semence, à la conception, à l’efflorescence du poème, à la naissance de la parole poétique. Donc, l’essence de l’expression écrite, qui doit viser la quintessence, par exemple dans le domaine spirituel, une sorte d’arc-boutant du poème sur une matière supérieure, d’où cette impression d’homothétie de l’acte d’écrire.
La plante doit renaître de sa semence, sans quoi elle ne portera pas de fleur – voilà le fardeau de la malédiction de Babel.
Ou
La poésie est une épée de foudre, toujours dégainée, qui consume le fourreau qui voudrait la contenir.
Pour ajouter une dernière chose, je dirais que l’Idée chez Shelley se confronte au mythe prométhéen, à un feu, à la combustion à quoi l’on se livre dans l’activité de créer, d’écrire. Donc entre Platon et la Bible, du Paradis perdu aux Sonnets de Shakespeare, il y a tout l’univers de la pensée qui doit à la fois s’interdire et s’autoriser, faire état du bois d’œuvre et l’effacer, creuser un sillon sans aucune impression de labeur, tout cela pour imager le lecteur, lui donner plus de grandeur.
Didier Ayres
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