Décembre m’a ciguë, Edith Azam
Décembre m’a ciguë, janvier 2013, 183 pages, 16 €
Ecrivain(s): Edith Azam Edition: P.O.L
Edith Azam narre, en Décembre m’a ciguë, en un récit brusqué dans sa syntaxe, au moyen notamment des « : », l’inimaginable.
Et pourtant advenu. Comme de cauchemar mais un cauchemar si fort qu’il n’y aura jamais aucune réalité pour le cacher. Un cauchemar si fort qu’il s’impose comme seule réalité. Et qu’il dit à tous, ce cauchemar, à chacun dans soi, et qu’il dit à chaque moment, à chaque perte : « je suis la réalité ».
L’inimaginable ? La mort d’un être cher.
Si cher, dans le cas de Décembre m’a ciguë : la grand-mère, par quoi arrive le bonheur. « C’est quoi le bonheur ? », s’interroge l’auteure. « Se lever quand la lumière sonne, le thé vert ou fumé, les perce-neige derrière la fenêtre et puis… et puis dire ton nom ».
Cet inimaginable qu’est la mort d’un proche, c’est, stricto sensu, un impossible à penser. Comme l’écrit Bernard Chambaz dans le magnifique récit Martin cet été (Julliard, 1994), au sujet de son propre fils : « La mort de Martin était (est) inimaginable. Je ne peux pas le croire – tenir sa mort pour vraie, m’en persuader, ni malgré ma bonne volonté admettre l’Invention de la Sainte Croix. C’est à n’y pas croire, littéralement. Je ne peux pas me le représenter – le concevoir ni l’envisager ; le c’est-à-dire la mort, neutre, ce vide. […] Chose impensable, impossible à penser. On n’a pas idée. Et on n’a pas assez d’images, pour ça ; pas assez de souvenirs et d’icônes, de figures, de photographies et d’apparences, pas assez de simulacres pour entraver cette absence ».
Seulement, cet impossible à penser requiert qu’on le pense, et ce, dynamiquement, sous toutes les coutures, dans tous les angles. Et sans un seul temps mort. Car il n’est pas d’oubli possible. Il n’est pas d’oubli par quoi la personne endeuillée puisse recommencer son visage. Dans le sourire de ce qui a confiance en l’éternité. En la permanence des liens. Et des souffles tenus ensemble dans la maison des corps.
« C’est une nuit profonde qui me vient dans les bras », écrit Edith Azam. « Une brise soufflée par ton chant, ma mémoire. Je me demande alors ce que veut dire l’oubli ».
S’il n’est pas d’oubli possible, c’est à un point tel que l’on n’a pas idée. C’est au point que penser, cela devient : penser cet impossible à penser qu’est la mort de quelqu’un qui pour vous a compté (au point que dire les jours, les épeler du bout des pieds sur l’asphalte, ça a été, à un moment ou à un autre, se confondre avec le souffle de sa présence continuée en chant de pensée ; souffle visible et invisible).
D’où le désir exprimé par l’auteure de se défaire de la pensée, et de rejoindre, par l’écriture, une évaporation de l’être par quoi il lui serait possible d’étreindre invisiblement, ne fût-ce qu’un peu, s’étant débarrassée des contours, celle qui est partie pour où :
« Comment ne plus penser, comment ne plus penser comment : me débarrasser de la langue, ôter toute illusion ? Comment fuir ce qui, malgré moi, s’invente ? […] voudrais inventer ce poème qui m’évaporerait jusqu’à toi, mais la page reste muette : c’est du blanc, grand, partout… ».
Le blanc mange tout, grignote le cœur même des mots, petits tas de compacité noire.
En cela, l’écriture n’est, pour Edith Azam, jamais libératrice. Elle approfondit la mort.
Et pourtant, elle est ce qui ne peut ne pas avoir lieu. Elle s’impose à l’auteure, sans jamais poser le voile de ce qui est doux sur les plaies encore si vives de ce qui a été défiguré. Ce qui a été défiguré à cause de ce qui a été emporté dans le ruisseau du temps (la main dans ce ruisseau, le corps tendu, mais ce qui est emporté demeure toujours loin de tout geste possible – tenté, imaginé… – pour le ramener à soi). Ce qui a été défiguré : notre visage du dedans, nous qui, tous, avons été, à un moment peut-être aujourd’hui uniquement suspendu dans le ciel blafard de la mémoire, frappés de plein fouet par l’absence d’un être emporté dans son absence irrémédiable.
« J’ai vécu la perte, le désespoir, la totalité de ce qu’il est dans la chair : chair ouverte, et le sol lui aussi s’ouvrait et m’absorbait dans ses entrailles. Il ne restait plus rien de ce qui me tenait et mon fantôme, acharné, demandait ma coupure, qu’elle se fasse entière, que je la regarde au moins une fois, en face, et jusqu’au vide. Jusqu’au plus désolé de ce qu’il existe en ce monde : écrire… Ecrire, il ne reste que ce bruit-là, le bruit de cette pointe terrible qui creuse mon chaos, me crevasse. Et quoi, et qui, se crisse entre mes doigts ? Ecrire, écrire appelle un souffle qui se voudrait nouveau et c’est toujours le dernier râle qui parvient. L’interminable renouvellement du dernier râle, toujours la nouveauté de vivre ce qui se meurt. Ecrire, écrire l’inconvenance, l’insolence de la griffe et qui gratte et dépiaute, et qui nous troue la peau, jusqu’à se crever du langage, jusqu’aux crochets de la vipère : la langue est toujours trop humide de toute la mort qu’elle mastique ».
Matthieu Gosztola
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