Debout dans la mémoire, Danièle Corre, par Murielle Compère-Demarcy
Debout dans la mémoire, Danièle Corre, éditions Aspect, 2018, 68 pages, 15 €
Debout dans la mémoire se déroule comme un récit de vie. Depuis la station de l’auteur – en l’occurrence la poète Danièle Corre – qui retrace ici le cheminement d’une mère née en 1921 et détachée durant cinq années de celui qui deviendra le père de ses deux enfants pour cause de guerre, nous assistons à la reconstruction d’êtres séparés, retrouvés – des « humbles » (des parents « pionniers/ de l’humble modernité ») tendus vers leurs tâches fondatrices pour le bien-être d’une famille soudée aux aguets de la vie.
« La vie fourmille de bourgeons.
On tait les blessures,
On se hâte vers demain.
Tant de bébés vont naître,
babyboum, babyboum »
Danièle Corre naît durant cette période de l’après-guerre, « ma mère veut un garçon » confie-t-elle
« Dans la joie reconstruite,
j’arrive en fille
avec le sentiment confus
de rater mon entrée
sur la terre,
même si m’émerveillent déjà
les mouvements des blés
du champ voisin,
la ruche odorante de l’usine »
La terre nourricière porte la future poète, dès la naissance, et l’on sent à partir de cet avènement au monde, page 22, une émancipation courir dans la poésie de Danièle Corre, jusqu’à une sorte d’affranchissement nécessaire page 26 dont vibrent les mots même, dans leur appel et célébration de la vie :
« Il faut partir, les comptes le disent,
il faut chercher ailleurs de quoi nourrir
de simples appétits, une faim du monde aussi
qui ne s’avoue pas ».
Les premières pages de Debout dans la mémoire résonnent comme la lecture d’un album de photographies familial dont les clichés ne se seraient pas jaunis au fil du temps : l’enfance de la mère – « la jeune fille » buvant la lumière au bord de la rivière ; son éducation villageoise – apprenant à coudre, à tailler robes et chemises, « à broder des jours de tissu » ; son apprentissage professionnel – « Elle devient vendeuse/ dans une pâtisserie/ de la ville proche(…) / On aime ses mainsprécautionneuses,/ ses sourires et tabliers blancs » ; sa rencontre avec la vie amoureuse contrariée par les parents du « jeune homme » – « Un jeune homme l’aime,/ il est fils du pâtissier/ et de la pâtissière » ; l’irruption de la guerre, cinq années de séparation à attendre son « amoureux » – « Les années de guerre/ la longue attente /les lettres que la censure / laisse passer / disent si peu/ de l’inconnu redoutable, la seule certitude : / il est vivant » ; le franchissement audacieux de la frontière ennemie en mai 1941 – « rejoindre son amoureux/ à Stuttgart stalag VC,si loin de la rivière familière» ; les retrouvailles mais, comment « oublier ces cinq années/ dont le récit ne finira pas » ? ; le mariage, la fondation d’une famille ; jusqu’à l’évocation en page 22 de la naissance de l’auteur où la poésie de Danièle Corre, « debout dans la mémoire », se dresse de toute sa hauteur, de son plein regard, pour reconstruire via la parole poétique son avènement au monde. Alors que ce qui fut édifié sans elle, avant sa naissance, s’exprime dans une énonciation analogue à la lecture / réécriture d’un album de photographies de famille, s’élance à partir de l’évocation de sa naissance une gerbe de vibrations cosmiques et psychologiques remarquablement sensibles, à l’instar de la sève ruisselante d’une singularité en éveil et émerveillements à cet instant / en ce lieu spatio-temporel de l’arbre généalogique poétique formé par le recueil. Le jour devient dès lors une fenêtre ardente, et se lèvent des « voix enfouies, / »
« celle du petit frère souvent malade
qu’elle entourait d’amour captif,
pendant que ma solitude
courait les chemins,
celles du peuple de l’usine,
diverses, mouvantes,
mêlées aux inflexions amies,
celles qui font grandir
tendres, patientes
à élever des tertres
d’exigences ».
« Une faim du monde », « et le goût des êtres/ ensemble » poursuivent leur conquête de l’ailleurs, de l’inconnu dont il faudra découvrir les pages d’un immense livre, « une terre neuve », la « conquête de l’est » sur le versant de la vie qui se livre, qui s’écrit…
« La guerre n’est pas finie », l’appel de la vie battante prend actes et source dans le nœud des combats à mener ardemment, courageusement : « guerre contre la fatigue », « guerre contre le désespoir », au travers de la présence tutélaire et translucide de la Mère agissant tout au long du recueil comme une figure de proue indiquant le cap, clair, à tenir
« À plein bras,
elle puisait ses forces
dans l’amour clair
comme eau de roche,
puissance
qui irriguait ses veines
et se mêlait au sang »
ou encore, comme la rivière
« elle est force
Souterraine
qui ruisselle
sur les pierres grises
dont on extrait
le fer. »
Mère, eau vive, jaillissante, ressource, résurgence, force d’immersion, geyser, eau du souvenir, domptant le flot, eau qui brasse et qui embrasse, rivière et ciel de la rivière, eau motrice, eau porteuse, passerelle, à la fois arche du pont, inflexible, et eau qui coule sous le pont jusqu’à devenir fleuve, mer… « force, cette eau/ qui circule, apaise,/ brasille, fermente,/ rénove et rebâtit/ qu’elle verse encore/ au plus haut du souvenir ». Ponton toujours « debout dans la mémoire », la présence maternelle désignée par la figure allégorique de l’eau, traverse le cours intégral du livre rythmé dans sa navigation par sa force de proue, évidente ou souterraine.
Ce nouveau livre de Danièle Corre constitue un puissant hymne à la vie, où la célébration de la figure maternelle retentit comme une vigie bienveillante, source nourricière ressource vitale, comme une « sentinelle blanche/ dansl’aube grise ». Le distique magnifique qui clôt l’un des poèmes ouvre les plus belles perspectives au « fol espoir » qui ne cesse de nous survivre dès lors que la provende du monde nous rend disponible pour accueillir ou tenter de conquérir un peu de sa généreuse abondance :
« Par la fenêtre de son sourire,
j’ouvre mes livres plus grands ».
L’Écriture fixera de cette quête les lignes à reformuler pour continuer de grandir :
« J’ai dix ans,
et déjà tant d’exils
à étourdir de mots,
de trous
à retisser de phrases
dans la petite trame
de mes jours ».
Petite trame recréée dans la lumière d’une poésie d’envergure, celle douce et ardente de Danièle Corre. Dans la ferveur, fragile, « où(l’on) commence à exister »…
Debout dans la mémoirenous déroule un récit de vie, Danièle Corre écrivant le livre de sa mère. Un récit de vie avec ses drames aussi, l’attentat fomenté par la maladie, le surgissement toujours inconcevable pour un enfant de la mort des siens. Le livre nous raconte tout cela, avec une pudeur juste et poignante (une « rivière » peut aussi cacher des larmes). Avec l’« espérance neuve » sauvegardée, laissée intacte, par l’amour immense des êtres aimant, aimés immensément.
« Il faut bien
qu’elle m’ait laissé un peu
de son sourire
à poser sur les êtres
pour que toujours
ils soient
intense lumière,
espérance neuve ».
Ce sourire, « de tendresse/ ou d’airain », fenêtre d’où s’offre le livre du monde – source inépuisable et intarissable – d’où « il reste tant à vivre »…
Murielle Compère-Demarcy
Née à Villeneuve-sur-Yonne, Danièle Corre a passé une partie de son enfance en Lorraine. Professeur de lettres, elle a mis en place des ateliers d’écriture poétique qu’elle anime en milieu scolaire, initiant ses élèves à la poésie contemporaine. Elle a reçu de nombreux prix dont le prix Max Jacob en 2007. De sa collaboration avec Sarah Wiame sont nés de nombreux livres d’artiste aux éditions Céphéides. Elue à l’Académie Mallarmé en octobre 2015, elle est membre du comité Aliénor qu’elle a présidé.
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