De toutes les richesses, Stefano Benni (2ème article)
De toutes les richesses, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, juin 2014, 22 € (ce livre existe aussi en ebook, 16,99 €)
Ecrivain(s): Stefano Benni Edition: Actes Sud
« Il y a toujours quelque chose de caché à qui veut cacher »
Stefano Benni, in. Margherita Dolcevita, 2008 (Actes Sud)
Après avoir participé au Movimento de révolte de Bologne à la fin des années 1970, Stefano Benni conjugue son engagement politique à son goût pour la littérature comico-fantastique entre journalisme et auteur de romans, de nouvelles, de poèmes et de pièces de théâtre. La quasi-totalité de son œuvre est publiée en France par les éditions Actes Sud, dont notamment : Le Bar sous la mer (1989), Bar 2000 (1999), Saltatempo (2003), Margherita Dolcevita (2008), Pain et tempête (2011) et La Trace de l’ange (2013).
En 1924, André Breton écrivait dans le manifeste du Surréalisme : « L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits ». Sans nul doute, le magnifique ouvrage de Stefano Benni, De toutes les richesses, édité chez Actes Sud, place le langage dans un entre-deux définitif bien qu’ouvert. Dans la poésie, dans la continuité contemporaine d’un esprit d’avant-garde, se niche une écriture de toutes les libertés ! Saluons, au passage, la traduction inspirée de Marguerite Pozzoli, sans qui les lecteurs français passeraient à côté de la pépite littéraire qu’est De toutes les richesses.
Martin, un vieux professeur, poète et spécialiste de L’Enchaîné, un aède local improbable, non sans référence à un classique du cinéma italien (Guiseppe Patroni Griffi, 1985), vit enfermé dans sa solitude jusqu’à l’arrivée de ses nouveaux voisins, Aldo et Michelle. Un couple en fin de cycle, citadin, bruyant, indiscret et envahissant. Michelle, celle qu’il appellera bientôt sa « princesse des champs », ancienne danseuse, est tentée par l’écriture d’une comédie librement inspirée des Nuits blanches de Dostoïevski ; celle qui fera renaître, en lui, une attirance de jeunesse oubliée. Un amour contenu où les rêves, les secrets les plus inavouables sont partagés entre passé et présent, entre animalité et philosophie, entre prose et poésie.
Il y a comme une urgence d’écriture dans le dernier livre de Stefano Benni. L’auteur nous dépeint un théâtre moderne de la comedia del arte, dévoilant peu à peu la nature profonde de notre âme. Une « nature belliqueuse », ruines de nos existences battues par des vents contraires et qui, chaque jour, fait place au doute, à « l’abandon de sa liberté ».
Sommes-nous alors encore des êtres humains ?
C’est la question cachée que pose l’auteur. Il faut l’espérer, et accepter pour le moins les aveux nécessaires, sans quoi il n’existerait pas d’instants d’éternité : lumière des espaces d’amours partagés, ombre de chaque vie révélée, de chaque vie volée. Ceux-ci marquent dans le roman une tension volontaire, qui place le lecteur dans une certaine vision de la notion du mal et de la littérature, au sens de ce que Georges Bataille l’écrivait en 1957. De toutes les richesses est alors la mise en abîme d’un individualisme qui ne recherche plus l’image de ses actions, mais le mirage de son déshonneur.
Ainsi, la liberté individuelle, si chère à Stefano Benni, ne semble plus être ici le graal de la rédemption. Elle fait place aux multiples facettes de l’amour dont l’accompagnement peut être un miroir :
… « L’amour des hommes est un miroir brisé
Qui ne reflète plus ton image
C’est un livre dont on ne voit
Que la couverture, et non les pages.
Des milliers de fragments nous renvoient des personnes
Nous avons oublié leur visage et leur voix
Et le miroir très lentement se recompose.
L’amour des hommes est un miroir brisé
Peut-être disparu, que nous cherchons en vain
Mais lui est toujours là, dans le même coin »…
Stefano Benni, fait aussi la part belle aux bêtes, à la nature. Il « habille » de peaux de bêtes nos peurs, nos frustrations et nos désirs. Cette vision du conte est sans doute le prolongement philosophique, parabole d’un monde – le nôtre – qui réussit à pervertir, même, le lieu de l’amour primordial. Lieu qui dans l’histoire des contes et des métamorphoses Des Belles et des Bêtes fait place à une certaine folie du voir. Au réel ?
Comme l’écrit l’auteur : « Quant aux légendes, elles se transmettent et sont racontées des milliers de fois, avec des variantes. A côté du fleuve de la version principale coulent d’innombrables ruisseaux, et ces ruisseaux deviennent des lacs, et des lacs on va vers la mer. Combien d’autres mythes et histoires que nous avons perdus tournent autour de l’Odyssée ? Chaque jour, nous découvrons quelque chose, et la comédie, ou la tragédie, change de visage ».
Faut-il y voir un autre roman ? Comme prolongement de cette autre Odyssée pour Stefano Benni, à savoir le roman-Haïku, Oreiller d’herbe écrit en 1906 par Natsumé Sôseki. Nul doute que les deux auteurs partagent la même vision. Une envie folle de marquer leur siècle d’une œuvre singulière, renouvelant ainsi un questionnement artistique venant du plus profond des âges : Qu’est-ce que la sensibilité artistique ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce qu’une sensation ? Qu’est-ce que l’Amour ?
Martin, l’auteur… nous interpelle, comme l’aurait fait certainement Baudelaire, nous autres lecteurs, critiques, dans ce monde d’illusions éclairé en plein jour par la flamme d’une bougie, feu-follet des songes, des rêveries brûlantes, des passions, des vérités vacillantes et hallucinées.
Vous vous direz – C’est ça ! C’est ça ! Et vous découvrirez les mille fragments du secret des livres, miroir de leur vie indomptable, un masque devenu un visage car cent fois renouvelé, sans foi interprété !
Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose
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