De plus en plumes -6- Epilogue, par Joëlle Petillot
A ce rythme, elle allait sûrement mourir là, devant la porte de la chambre numéro vingt-quatre. Sa tarte aux mûres dans une main, son sac dans l'autre, impossible de frapper sans mettre au moins un des deux chargements en équilibre précaire. Elle serait minable, elle le savait, Mais soigner son entrée n'en était pas moins vital.
Le cœur battant au point que ses oreilles sifflaient, Lise poussa la porte entr'ouverte d'une épaule intimidée, s'attendant à en prendre plein la gueule.
Une femme plus jeune qu'elle amarrée à son fauteuil, Elodie l'accueillit d'un regard qui l'eût réduite en cendres, sans ce léger éclat, ce pétillement inconnu tempérant les rasoirs qui flottaient dans la pièce.
- Ah, dit sobrement Elodie, voilà la salope. Ton oiseau a pas crevé tout de suite, je vois ?
- Il... n'a pas vécu très longtemps, répondit Lise, stupide. Elle ajouta, plus pour ne pas tomber que par nécessité informative: "Il est mort dans la main de Tournemine, je veux dire, le menuisier..."
Quand on marche sur des sables mous, on ne peut que s'enfoncer. Elle ajouta comme si cela relevait du secret-défense: "Il aime mes gâteaux".
Elodie désigna Lise du menton à celle qui lui tenait la main, et que Lise reconnut soudain avec une telle acuité qu'elle faillit lâcher sa tarte.
- Ma gosse, je te présente Lise, la roulure à peine plus âgée que toi pour laquelle ton père nous a laissées. Ça n'a plus d'importance maintenant. Elle a été maltraitée, comme moi, comme... toutes. Il t'a plantée aussi hein ?
Mari gros salaud nota Julienne. Salope plutôt brave fille. Visage triste.
Lise fit "oui" de la tête, perdue dans la contemplation de ses escarpins. Contrairement à Aliénor, elle avait d'excellentes capacités, pour les larmes.
- Viens.
L'ordre étant sans appel, Lise prit le temps de poser sac et tarte sur le lit, passa de l'autre côté du fauteuil et ne sut jamais laquelle prit la main de l'autre. Mais elle s'entendit comme dans du coton prononcer le mot «pardon", encore que...
Plus tard, de cette folle journée ne lui resterait jamais que des bribes. Une phrase d'Elodie sur le fait que Lise avait payé puisqu'elle se retrouvait seule à faire des gâteaux pour un menuisier. Et que ça lui avait sauté aux hanches, "t'as pris du poids, non ? "
Mais elle ne pourrait pas repenser à ce moment sans un sourire d'une oreille à l'autre.
Un pardon, des fois, c'est un passeport pour la légèreté.
Brillet se concentrait pour faire le vide, rendu à l'état de vase à fleurs.
Les trois femmes, un peu remises, papotaient. Julienne happait J'ai gardé sa photo juste pour le plaisir de lui cracher à la gueule, il me faisait croire qu'il allait divorcer, il m'a baladée pendant cinq ans, je ne savais pas qu'il avait une petite fille, je vous ai vues un jour au marché, me rappelle même plus de son prénom, Henri, maman, ah oui, sa moustache, jamais plus fait confiance après, moi jamais fait confiance avant, alors...
- Madame Parenty... C'est bien ici ?
Femme encore jeune, assez jolie nota Julienne.
- Je m'appelle...
- Mélanie. C'est forcément toi. J'ai reconnu ton air entre-deux.
- Excusez-moi ?
- Oui, s'impatienta Elodie. Gamine, tu mettais des heures à décider, glace vanille ou chocolat, la robe verte ou la rouge, je coupe les cheveux, je les coupe pas etc...
Mélanie s'approcha d'un pas vif devant le fauteuil d'Elodie; elle voulut lui prendre la main, mais aucune n'était libre. Ne sachant que faire, elle s'assit sur le lit, en faisant gaffe à la tarte. L'émotion la mordait à la tripe, et les larmes affleuraient. Pleurer ? Ne pas pleurer ?
- Mais vous êtes qui, vous ? demanda Aliénor avec son ton des bons jours, ceux où pas si longtemps avant (allons, allons...) elle avait ses règles ou des ennuis avec le percepteur.
- J'ai lu le cahier de maman, dit Mélanie comme si elle n'avait rien entendu.
- On avance à grands pas, maugréa Aliénor.
- Arrête de l'engueuler, tu veux ?
Elodie demanda de nouveau son prénom à Mélanie, qui le lui redit. Puis elle se tourna vers sa fille.
- Le faune qui te servait de non-père a passé sa vie à courir les jeunettes. Sûr qu'après la faiseuse de tarte, il en a eu des kilomètres. Jusqu'au jour où il en a engrossé une, et elle n'a pas rigolé tous les jours, parce que dans ces années-là, fille-mère, on te faisait raquer. Moi, encore, il m'avait mise enceinte mais au moins épousée.
La gorge serrée, Mélanie dit très doucement, dans un silence si parfait que sa voix se fit nette comme dans une église: "Maman a écrit dans son cahier que vous l'aviez aidée... Vous lui aviez trouvé du travail... Vous me donniez les vêtements de... votre fille à vous... Elle est partie il y a dix ans...Elle voulait que j'aille vous voir... J'ai mis du temps à lire alors voilà... Je... Merci...
Pour une fois mettant fin à son indécision Mélanie prit le parti d'éclater en sanglots.
Aliénor se leva et vint à côté d'elle, l'entourant de son bras en disant à la cantonade, un rire nouveau tapi dans la voix:
- J'ai une sœur, merde.
Dans le calme retrouvé de son appartement, Julienne écrit comme elle le fait souvent après sa journée de travail. Parfois, elle rature pas mal, mais ce soir les mots viennent tous seuls. Elle écrit une histoire de mémoire pulvérisée, elle sait bien qu'un de ces jours, une vieille dame au caractère impossible qu'elle adore va larguer les amarres, ohé du bateau, je vous écris d'un pays sans souvenirs, j'ai tout balancé à la baille, je garde que ce que je peux garder, jusqu'au jour où ça aussi partira avant moi, et je serai peut-être une coque encore plus vide que ce rafiot qui tangue jusqu'à couler.
Mais tant que je suis là, Madame Parenty, on se battra toutes les deux. Je serai rassembleuse de souvenirs, mon cher petit poucet de quatre-vingt-sept piges. C'est un métier, savez-vous ?
En tout cas, c'est le mien.
Julienne pose son stylo, se frotte les tempes, un léger mal de tête se pointe. Elle se lève pour passer enfin à autre chose, lâche sa journée, ses patients, va oublier un peu la souffrance, la mort qui épie, les corps abimés.
Elle oublie la lumière du bureau. La fatigue.
Sur la feuille qu'elle vient de noircir, trois plumes minuscules pâlissent sous le rayon oblique qui brille comme un petit phare dérisoire, dans une pièce vide.
FIN
Joëlle Petillot
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