De la Souveraineté, À la recherche du bien politique, Bertrand de Jouvenel (par Gilles Banderier)
De la Souveraineté, À la recherche du bien politique, Bertrand de Jouvenel, 2019, 480 pages, 22,50 €
Edition: Calmann-Lévy
Que sont la souveraineté, l’autorité, l’obéissance ? Pourquoi un être humain accepte-t-il d’obéir à un autre être humain, qui ne lui est pas objectivement et ontologiquement supérieur ? Contrairement à ce que proclame la vulgate rousseauiste, l’homme ne naît pas libre. Peu de créatures vivantes sont, en ce monde, aussi dépendantes qu’un nouveau-né, qui ne survivrait pas plus de quelques heures sans les soins attentifs de sa mère. Si exaspérants soient-ils, les hurlements du nourrisson expriment avant tout son absolue faiblesse. Jusqu’à un certain âge, l’enfant obéit à ses parents, parce qu’il ne serait rien sans eux. Cela est au moins clair. Mais dans les entreprises, dans la société, pourquoi obéit-on ?
Bertrand de Jouvenel (1903-1987) est un des grands (et des rares) penseurs politiques que la France ait produits au XXe siècle (avec Julien Freund et Raymond Aron).
Son traité De la Souveraineté (1955 – noter l’aspect classique du titre) constitue le second volet du diptyque commencé dix ans plus tôt avec Du Pouvoir et renverse bien des idées reçues, ainsi lorsqu’il montre que les monarques absolus de l’Ancien Régime ne furent pas des despotes autoritaires et capricieux, mais des dirigeants tenus d’observer un ensemble de lois bridant et orientant (comme les églises sont orientées, c’est-à-dire tournée vers une transcendance) leur pouvoir. Ainsi que l’avait également vu Soljenitsyne, la Révolution française n’est point survenue parce que Louis XVI fut un tyran, mais bien parce qu’il fut un monarque faible, incapable d’abolir une partie des structures qui captaient à leur avantage la substance économique du royaume. Paradoxalement, les États modernes, fondés en théorie sur la volonté du peuple, apparaissent comme autoritaires, parce que leurs dirigeants ne doivent pas leur position à leur ascendant naturel, mais à de subtiles et versatiles allégeances à ceci ou à cela. « Le plus absolu des rois aurait été hors d’état d’imaginer l’absolutisme moderne, qui nous paraît entièrement naturel » (p.180).
Jouvenel s’inspire des théoriciens reconnus, comme Hobbes ou Rousseau (qu’il réhabilite), mais également de Georges Dumézil (il qualifie son Mitra-Varuna d’« ouvrage capital pour la science politique », p.122, note 2). De la Souveraineté est un livre à la fois trop récent pour avoir acquis la patine des œuvres classiques et suffisamment ancien pour qu’en le lisant, on soit tenté d’y chercher une prospective. Or, si l’on passe l’écriture parfois affectée de l’auteur (très différente de la prose bourrue d’un Julien Freund), on constate que Jouvenel a pressenti un certain nombre d’évolutions, comme l’éclatement de la société en tribus (« De toutes parts, et sous les étendards les plus différents, le signal a été donné d’un retour aux formes de vie tribales », p.249), éparpillement qui entraîne à sa suite des séries de revendications, de « droits à… » (p.254-255) ; le fait que la démocratie donne sur le papier le pouvoir au citoyen (ce qui implique que l’ensemble des électeurs ait reçu un haut niveau d’instruction – nous en sommes loin), mais le rend également seul responsable de ses choix, bons ou mauvais – le plus souvent mauvais. Jouvenel observe que l’individu a, comme la société, besoin de stabilité et que le « bougisme » diagnostiqué par Pierre-André Taguieff, cette manie absurde du changement pour le changement, est une source du malaise social que chacun perçoit. Qui oserait dire que cette phrase ne rend pas aujourd’hui un écho sombre ? « Le pire des États est celui dont les dirigeants n’ont plus une autorité assez universelle pour être suivis par tous de bon gré, et où ils en ont une assez grande sur une partie de leurs ressortissants pour en user afin de contraindre les autres » (p 99).
Gilles Banderier
Bertrand de Jouvenel (1903-1987), politologue, journaliste, professeur, a contribué à fonder la Société du Mont-Pèlerin, groupe de réflexion libéral.
- Vu : 1756