De la santé des gens de lettres, Samuel-Auguste Tissot (par Gilles Banderier)
De la santé des gens de lettres, avril 2018, 212 pages, 24 €
Ecrivain(s): Samuel-Auguste Tissot Edition: Classiques GarnierLe traité du médecin suisse Samuel-Auguste Tissot (1728-1797) constitue, dans le meilleur sens du terme, une curiosité littéraire. Il n’est pas de ces œuvres médiocres que l’on arrache à leur sommeil séculaire dans les bibliothèques où elles eussent mieux fait de rester. De la Santé des gens de lettres connut plusieurs rééditions au XVIIIe siècle, une traduction en anglais (1762), quatre réimpressions aux XIXe et XXe siècles. L’ouvrage est représentatif d’un triple mouvement. D’abord, la vulgarisation du discours médical par le recours à la langue française, prolongeant ce qu’avait accompli Ambroise Paré : si les médecins, pour conquérir leurs grades, soutenaient toujours leurs thèses en latin, ils diffusaient ensuite leurs idées dans des ouvrages français, qui rejoignaient les bibliothèques des non-spécialistes (« Pas de livres que je lise plus volontiers, que les livres de médecine, pas d’hommes dont la conversation soit plus intéressante pour moi, que celle des médecins ; mais c’est quand je me porte bien », écrivait non sans humour Diderot, cité p.42). Tissot avait dans un premier temps publié un Sermo academicus de valetudine litteratorum (1766), qu’il traduisit et amplifia. Ensuite, le livre de Tissot apparaît représentatif de l’avènement d’une nouvelle cléricature, les « gens de lettres » laïcs (qu’on n’appelait pas encore les « intellectuels ») doublant d’abord, puis remplaçant l’ancienne, les religieux lettrés.
Tissot considère les érudits comme une espèce récente (« Toutes ces vies ne ressemblent point à celles des érudits, espèce d’hommes à peine connue des anciens, qu’on vit naître au temps de la décadence des Lettres et reparaître au temps de leur renouvellement, et qui, attachés à l’ouvrage comme le manœuvre à sa bêche, pourraient être comparés à quelques Fakirs des Indes ; comme eux ils se séparent du genre humain ; comme eux ils se macèrent de plein gré sans que souvent il en revienne le plus léger avantage à la société », p.90). Les « gens de lettres » sont désormais érigés en catégorie sociale autonome avec ses rites d’admission et ses pathologies propres. Enfin, l’arrivée sur le marché de substances nouvelles qui se diffusent peu à peu dans la société : le tabac, le thé et le café, produits excitants propres à stimuler l’ardeur intellectuelle des « gens de lettres ». Voltaire buvait jusqu’à quatre-vingt tasses de café par jour – pas des expressos, mais du café infusé et bouilli (le genre de préparation qu’on appelle improprement du café turc, en fait répandu dans tout l’Orient). Balzac en fut également un avide consommateur. Tissot, en tant que médecin, réclame – déjà – une interdiction du tabac (« Serait-il donc avantageux de proscrire absolument le tabac, d’en prohiber l’entrée en Europe ? J’en suis intimement persuadé », p.161), avec un argument imparable : « Je ne connais aucun grand fumeur qui soit devenu bien vieux » (p.159). Le praticien helvète qui, il est vrai, ne pouvait connaître ni Churchill, ni Sibelius, ni même Maurice Druon, cite à l’appui de sa thèse le docteur Tulp, « savant Bourgmestre d’Amsterdam » (p.159), celui peint par Rembrandt dans sa Leçon d’anatomie (on ignore si le personnage allongé sur la table est mort du tabagisme). Le café n’a pas non plus la faveur du docteur Tissot (« on sait qu’on s’empoisonne, mais le poison est doux et on l’avale », p.154), et même une boisson a priori inoffensive comme le thé fait l’objet de critiques (« l’un des plus grands biens physiques qui put arriver à l’Europe ce serait une prohibition générale de l’importation de cette feuille fameuse », p.152). On gardera cependant à l’esprit que Tissot vivait dans un monde où l’espérance de vie tournait aux alentours de quarante ans ; un monde qui ignorait l’asepsie et l’anesthésie ; un monde où nul ne disposait des antalgiques et des vaccins les plus répandus aujourd’hui.
Comme d’autres médecins écrivains, Tissot se range lui-même parmi la catégorie des « gens de lettres ». Il dépeint l’activité intellectuelle comme un exercice violent. On pense à ce qu’écrivait le cardinal Du Perron (que Tissot mentionne dans son livre à un autre propos) : « Aux lettres comme aux armes, qui a soin de sa vie ne fait rien » (article « Jésuites » des Perroniana). On retrouve dans la prose du médecin suisse, un des premiers à évoquer les maladies psychosomatiques, les idéaux et sociabilité et d’utilitarisme caractéristiques des Lumières.
Le traité de Tissot n’a pas manqué de susciter des objections. Il semble ainsi considérer comme des maladies ce qui relève de phénomènes normaux : lorsqu’il évoque « un savant distingué, qui, toutes les fois qu’il avait travaillé avec beaucoup de tension, sentait diminuer ses forces et tombait enfin dans une défaillance qui ne se dissipait qu’en le mettant au lit » (p.70), Tissot découvre que travailler fatigue. Il ramène tout ce dont souffrent les érudits à un diagnostic, une étiologie uniques : leur activité cérébrale. En faisant des intellectuels une catégorie à part, en dépeignant le monde savant comme un univers de malades, de valétudinaires, d’égrotants, Tissot a surtout et sans s’en rendre compte aplani le terrain pour la réaction anti-intellectuelle qui sévira à la Révolution (« La République n’a pas besoin de savants ») et dans les régimes totalitaires du XXe siècle (la Freikörperkultur nazie, la déportation des « gens de lettres » dans les rizières chinoises, voire l’arrestation de simples porteurs de lunettes dans le Cambodge des Khmers rouges).
Gilles Banderier
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