Darling River, Les Variations Dolorès, Sara Stridsberg
Darling River, les variations Dolorès, Stock La Cosmopolite – 350 pages, 20,50 €
Ecrivain(s): Sara Stridsberg Edition: StockDarling River, les variations Dolores est, comme son titre l’indique, une série de variations. Variations autour du Lolita de Vladimir Nabokov et de son personnage principal devenu figure symbolique. Variations à travers quatre destins de lolitas.
La première de ces lolitas, Lo, a treize ans. Son père l’a baptisée Dolorès en hommage au roman de l’écrivain russe qu’il aime tant. Le soir venu, ils montent dans sa voiture et parcourent les routes, à travers un paysage apocalyptique de forêts ravagées par des incendies. Ils roulent toute la nuit et ne reviennent qu’à l’aube. A l’occasion, le père percute des animaux sur le bord de la route ou arrête son engin pour s’exercer au tir sur des robes et des chemises ayant appartenu à sa femme, la mère de Lo, aujourd’hui disparue.
Lo ne le considère pas comme un père, mais plutôt comme un frère, comme s’ils étaient tous les deux des orphelins abandonnés par leur mère.
« Papa adorait rouler en voiture. […] il prenait le volant et emmenait maman pour de longues promenades la nuit. Ils faisaient l’amour dans la voiture, mangeaient et dormaient dans la voiture garée sur la place. […]. Quand maman n’a plus voulu l’accompagner, j’ai pris sa place ».
Mais elle ne prend pas sa place jusqu’au bout. Une limite ne sera jamais franchie, le père ne fera jamais l’amour avec sa fille. Il préfère ramasser sur la route des prostituées et coucher avec elles dans la voiture, tout en regardant sa fille dans le rétroviseur. Il lui dit qu’elle peut partir, mais le plus souvent elle préfère rester et se défoncer à coup d’alcool et de somnifères.
Parfois, son père s’arrête et ramasse des autostoppeurs qu’il offre à sa fille. Ils la conduisent dans la forêt voisine ou sur les bords de la Darling River pour s’éprendre d’elle.
Même si l’inceste n’est pas là, Lo, malgré elle, considère son père comme un amant. Le père est un frère, mais ses amants aussi.
« Je confonds les amants, puisqu’ils me ressemblent comme des frères ».
Lo n’en veut pas à son père de lui offrir cette enfance, même si au bout il y a la déchéance physique. Les dents de Lo pourrissent et une maladie des yeux la rend pratiquement aveugle. La petite fille devient une jeune femme qu’on évite et dont plus aucun amant ne voudra. Lolita elle est, Lolita elle restera à jamais.
« J’étais figée dans le temps comme un papillon fossilisé dans l’ambre ; j’étais punaisée, prédestinée. Et pourtant je n’avais ni remords ni chagrin. Je ne désirais rien d’autre que ceci. Papa était de toute manière le seul qui soit resté auprès de moi ».
L’histoire de Lo, la principale de ce roman, est entrecoupée par trois autres récits.
Sara Stridsberg s’empare de Dolorès Haze elle-même, l’héroïne de Nabokov. Elle imagine son destin dans une suite du roman à scandale où elle donne naissance à un enfant en Alaska avant de trouver la mort.
Une autre de ces lolitas est une femelle chimpanzé du Jardin des Plantes à qui un scientifique essaye d’apprendre à dessiner. Mais la bête le méprise, comme toutes les femmes. Nabokov se serait inspiré de cette histoire pour écrire sa Lolita.
Enfin, le dernier personnage est une mère anonyme qui erre sur les routes.
Avec ces quatre histoires, ces quatre variations, Sara Stridsberg livre une œuvre puissante qui dépasse l’exercice de style-hommage à Nabokov et à sa Lolita.
« Je ne mens jamais […]. C’est juste que je ne vois pas ce que les autres voient, je tire de toutes autres conclusions », fait-elle dire à Lo. Sara Stridsberg tire elle aussi d’autres conclusions que celles qui pourraient (qui devraient ?) s’imposer au lecteur. Mais c’est parce qu’elle a choisi le point de vue de Lo pour qui cette existence-là, celle qu’elle a toujours connue, est tout ce qu’il y a de plus normal.
Sara Stridsberg ne s’apitoie pas, elle ne fait pas de misérabilisme. Comme Nabokov, elle sublime son sujet par une écriture enlevée et lyrique. Et le sordide devient aussi beau que touchant.
Paul Martell
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