Dans ta voix, tous les visages disent « Je », Serge Ritman (par Didier Ayres)
Dans ta voix, tous les visages disent « Je », Serge Ritman, éditions Tarabuste, février 2021, 156 pages, 15 €
Poétique de l’abstrait
Il m’arrive souvent de choisir, de décider parfois lentement de la bonne clé, d’une certaine clef que je puisse considérer comme le pivot du livre. Je dis « clé », mais il serait plus juste de dire : le dessin dans le tapis. Ou encore, parler d’une idée maîtresse. Ici, avec ce livre, je fus confiné à des impressions de scansions, de télescopages. Je n’ai cessé de ressentir un chaos, non parce que cette poésie serait confuse, mais au contact d’une certaine prosodie que l’on nommerait squelettique, pour paraphraser Jean Genet, d’éléments simples, architecturaux, presque en lutte. Est-ce le travail de l’écriture où se rencontreraient un parapluie et une machine à coudre ? Je ne sais répondre car je n’ai pas épuisé ma sensation.
avec tout tu
alors je contre tous
les moi les toi qu’on
sait où
quand comment
tu viens je te dis
je pars tu vacilles
ou l’inverse tu je
Pour moi, il s’agit d’une littérature heurtée, dont le fond mérite une intellection. Ce que je nomme par ces épithètes et ces synonymes de saccade, de heurt, d’écriture brisée, je le fais car se livrer à ces poèmes, reste autant une expérience de ce qui manque que de ce qui reste. Pour tout dire, j’y ai vu une construction propre à la théologie négative, effacement dans le sens où l’emploie la sculpture, qui ne peut former sans retirer. Enlever, là, dans le poème, pourrait se résumer la force de cette expression poétique, où le labeur n’a rien de laborieux mais pousse le lecteur à l’intrigue, la question, à l’intelligence des vers.
Ces poèmes sans majuscules ni presque de ponctuation, cherchent un au-delà de l’apparence, et pour finir donne peu d’information biographique, sinon quelques noms de lieux, ou encore la présence d’une amie, d’une autre, d’une figure où se porte en définitive l’adressage du livre (Dans ta voix).
sur les galets de mes poèmes, tu poses pour la photographie : ton visage tourmenté met la mer dans tous ses états
le cliché ne peut arrêter ton infinie : tes brûlures incendient mes ciels, ma sage impatience brûle
rien à voir qu’à jeter le rocher, de mon désespoir aux ricochets du poème : ta voix photographiée dans mes silences, mes cris mes raisons contre toutes les images de toi
ou
ton mystère je te connais
en devenir proche au loin
tu es
ta main elle vole
De cette manière, en fouillant mon vocabulaire, je me suis arrêté sur cette belle épithète : abstractisation, rendre abstrait. Et c’est une recherche profonde, loin de la contingence, quêtant un certain absolu où reconnaître toutes les voix du poète qui déboucheraient sur Ta voix, à quoi se livre l’écrivain.
Est-ce une manière d’accéder à un certain mystère, une forme d’étrangeté qui obvierait, parerait la signification ? Est-ce encore une sorte de soupçon qui, depuis Nathalie Sarraute, resterait opérant ? Et cette abstractisation mène-t-elle au sacré ? Par exemple, quand l’approche intellectuelle au cœur de l’ouvrage, serait le grand manteau où se dessinent le contact avec les à-coups, les battements, les aheurtements qui n’engageraient pas une lecture en sauts, mais comprise comme un rassemblement, une fusion, une union de ces faisceaux des brisures. On ne cesse jamais de réfléchir aux soubassements de cette poétique, articulée, agencée, en une espèce de machine complexe qui n’appartient en général qu’aux poètes.
Didier Ayres
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