Souffles - Dans quelle langue on rêve ? Par quelle langue on aime ?
L’écriture libre est la sœur jumelle de l’amour. Il en est de même avec le rêve. L’écriture n’est libre que lorsqu’elle est installée dans la langue avec laquelle, par laquelle, dans laquelle nous faisons nos beaux rêves. On écrit librement dès qu’on est en fusion avec la langue par laquelle, dans laquelle, avec laquelle on fait l’amour. L’amour dans toutes ses dimensions charnelles, sensuelles et émotionnelles. Les autres langues hors celle de la rêverie et celle de l’amour, ne sont que traductions, trahisons et masques. Au moment du songe, inconsciemment la langue, notre langue-miroir, celle de la vie et du confidentiel, se réveille en nous. Elle s’installe en nous avec toute la transparence humaine et la fidélité sentimentale. Dans le rêve il n’y a pas de place pour la tromperie. La langue du rêve habite notre peau, notre cœur et notre inconscient. Elle est notre frisson. On ne pourra jamais imaginer quelqu’un qui vit avec dynamisme le quotidien algérien dans toutes ses langues et ses dialectes, et qui, une fois au lit, rêve dans une autre langue. Y-a-t-il quelqu’un qui fait ses rêves dont les faits se déroulent à Skikda, à Alger, à Oran ou à Béjaïa, dans un arabe classique, à l’image de la langue d’El Mutanabbi, d’El Jahid ou Taha Hussein ? Impensable !
Certes les écrivains, parce qu’ils constituent une partie de cette classe d’élite, classe des traîtres par excellence, font dans la trahison. Ainsi, ils produisent dans une langue coupée de sa réalité linguistique. Une langue qui fait de cette caste une sorte de secte coupée de la société. Il arrive que les rêves de quelques écrivains soient traversés par la langue d’élite, la langue de la trahison sociolinguistique. Dans l’acte de l’amour charnel, la langue qui berce ces instants de feu, en feu, n’est que la langue du cœur, la langue de l’intériorité. L’âme en chair. On ne peut imaginer quelqu’un ou quelqu’une, vivant dans la violence poétique du quotidien linguistique algérien, avec tout ce qu’il a de particularités, dans une situation d’intimité amoureuse, parlant une langue hors la langue du peuple. Si l’amour est vécu, entre amants, dans une langue autre que celle de la poétique quotidienne, cet amour n’est que sexe. Une sorte de consommation charnelle. Au summum de l’orgasme, ni l’homme, ni la femme ne pourront hurler, crier leur folie corporelle dans une autre langue que celle qui est leur âme-miroir. Certes, le pudique, la culture d’el hachma, la honte, rendent difficiles, voir interdits, tout dire, déclaration ou énoncé lié au “sentiment”, “charnel”, “désir”, “plaisir”, “corps” dans la langue du quotidien ou dans la langue du lait maternel. Cette aliénation linguistique charnelle et émotionnelle installe automatiquement l’amour algérien dans un état de mutisme, dans une situation de traduction ou de masque. La bonne littérature nous dit : chez nous, parce que la langue du corps et du sentimental est empêchée, coincée, voire bannie du lit légal, seule la vie dans les maisons closes, celle partagée avec les femmes-plaisir est capable de libérer la langue d’amour, du corps, du rêve, de l’écriture… la libérer du mutisme et de l’hypocrisie.
Amin Zaoui
La série de chroniques "Souffles" est publiée dans le quotidien algérien "Liberté"
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